Clavier

J’aime la dimension artisanale des pratiques artistiques. Je suis par exemple davantage ému par la maîtrise technique d’un musicien (surtout si imparfaite et singulière) que par le son qu’il produit. Tout ce que cela implique d’énergie, de temps, de travail, de rêves, de lâcher prise, de souffrance, de bonheur, de larmes, parfois de sang, pour pouvoir faire remuer ses doigts sur un instrument jusqu’à le faire sonner comme on le souhaite me prend aux tripes. Je suis musicien ; mauvais technicien de la musique, mais musicien. J’écris aussi. Plus dur de se sentir en capacité devant un texte à écrire que derrière une batterie, un piano ou une guitare. Même une fois repérés, difficile de se raccrocher aux rudiments de la littérature pour progresser. Après quelques nouvelles, j’ai ressenti le besoin d’exercer ma pratique physique de l’écriture – travailler le geste même d’écrire. Vingt ans passés proche d’un ordinateur et je viens juste d’apprendre à taper sur un clavier. Avec dix doigts et sans les yeux j’entends. Je voulais gagner en liberté, en assurance, en puissance ; devenir capable d’improviser – comme les jazzmen. Il ne fallait plus que ma pensée refroidisse le temps que je presse les touches pour la faire entrer dans la machine.

Pour commencer : typingclub.com puis 10fastfingers.com ou keybr.com pour gagner en vitesse et en agilité.  Exercices à réaliser avant l’écriture, comme échauffement, ou entre deux sessions pour se vider l’esprit et se concentrer sur le corps. Répéter les gammes. Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume (pangramme) comme un équivalent à la Méthode Rose. Après une trentaine d’heures de pratique seulement (à raison d’un quart d’heure quotidien), je crois déjà voir une différence sur mes productions : les roulements sont plus constants, j’entends même parfois le fantôme d’un double time swing. Moins de fautes d’orthographe et de frappe aussi, comme si la concentration s’était déplacée en un endroit plus confortable. Mes phrases me paraissent plus maitrisées, plus solides, plus dans les temps.

 Lorsqu’un peu d’argent sera rentré, j’ai prévu de revenir à un ordinateur de bureau équipé d’un beau clavier mécanique (pour les amateurs de matériel, attention au cosmos qui s’ouvre lorsque vous posez un pied là-dedans…). Mais, paradoxalement, envie d’écrire le prochain texte sans clavier. Revenir au stylo et au papier. Le fait de maitriser davantage les cent cinq touches de l’outil m’a permis de me rendre compte que le choix de l’instrument n’a rien d’anodin dans la façon de penser, de structurer et de remplir une œuvre. Les musiciens le savent depuis toujours, bien sûr.

proposé en mai 2021 pour le Dictionnaire du comment écrire de tierslivre.net
illustration : wikiHow

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s