exp. 004 : récit d’une bibliothèque

Couple in Maze ; Guy Billout ; 1941

Protocole :

1 : Tirer au sort un ouvrage de la bibliothèque choisie pour l’expérience (si possible une de celles qui n’est pas la vôtre : bibliothèque d’une amie, d’un amant, vice versa, municipale, bibliobus ou boîte à livre, etc.).
Pour ce faire, j’ai utilisé – assez modestement – un générateur aléatoire de nombres paramétré sur le nombre approximatif de livres que je pensais être présents la bibliothèque de cette maison bretonne. D’autres techniques, plus pointues, sont utilisables, notamment celles reposant sur la couleur des couvertures, les anagrammes du nom des auteurs et des autrices ou le grammage du papier.

2 : Tirer au sort une page du livre tiré au sort.
Même combat.

3 : Choisir sciemment une phrase dans la page tirée au sort du livre tiré au sort.

Répéter les trois étapes ci-dessus pendant une semaine en agençant, au fur et à mesure, mais sans obligation chronologique, les phrases (les modifications minimes sont autorisées), jusqu’à former un des récits que contenait secrètement la bibliothèque choisie pour l’expérience.

*

dimanche 19 février : Blaise Cendrars ; J’ai saigné ; Mini Zoé ; page 12.
lundi 20 : Jeanne Bourin ; Les amoures blessées ; folio ; page 43.
mardi 21 : Zola ; La bête humaine ; Le Livre de Poche ; page 128.
mercredi 22 : Zola ; La Faute de l’abbé Mouret ; Garnier-Flammarion ; page 196.
jeudi 23 : Rebecca Lighieri ; Les garçons de l’été ; folio ; page 140.
vendredi 24 : Joseph Chardronnet ; Histoire de Bretagne ; Nouvelle Éditions Latines ; page 109.
samedi 25 : Balzac ; Eugénie Grandet ; Garnier-Flammarion ; page 37.

**

« – T’es verni. »
C’est ainsi que commença notre première conversation. Elle, en effet, ayant toujours été très riche, se montrait d’un désintéressement absolu.
« – Je ne veux pas que tu cherches ni ta clairière, ni ton arbre, ni ton herbe où l’on meurt. »
Nous sommes le 31 décembre. Des causes religieuses, des causes politiques, des causes sociales et intellectuelles expliquent la naissance de cette réaction brutale contre les abus qui s’étaient glissés dans la vie de l’Église.
Le notaire conclut avec le jeune homme un marché d’or en lui persuadant qu’il y aurait des poursuites sans nombre à diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots ; il valait mieux vendre à monsieur Grandet, homme solvable, et capable d’ailleurs de payer la terre en argent comptant.

le problème des pizzas

Première esquisse des Tortues Ninja ; Eastman & Laid, 1983.

De ces interrogations qui se présentent complètes, toutes prêtes à être enfournées, au moment de l’endormissement :

À quantité égale de pâte, une pizza circulaire présente-t-elle plus ou moins de croûte sur son pourtour qu’une pizza rectangulaire ?

Considérons :
– qu’à une quantité de égale de pâte équivaut une surface de pizza égale.
– que la quantité de croûte que présente une pizza sur son pourtour est proportionnelle à son périmètre.
– par exemple, une pizza de 555 cm2 (dimensions proches du nombre d’or : 30 cm de long sur 18,5 cm de large) => la pizza circulaire de surface égale aurait alors un rayon de 13,3 cm.

==> périmètre de la pizza rectangulaire = longueur x largeur = 97 cm ; périmètre de la pizza circulaire = 2πr = 83,7 cm.

Une pizza circulaire présente moins de croûte sur son pourtour qu’une pizza rectangulaire.

Bien que leur goût pour les pizzas soit arrivé après leur création, il reste à savoir comment Kevin Eastman et Peter Laird ont eu cette idée géniale de tortues mutantes, adolescentes et ninjas. Sans rire ; quel cocktail parfait.

exp. 003 : lire sous lumière rouge

J’aime dormir. Bien plus que manger, par exemple. Mais en ce moment des cachets me réveillent entre deux et quatre heures du matin. De toujours, j’ai lu quelques pages lors des moments d’insomnie avant de reprendre ma position fœtale pour finir ma nuit. Mais cette fois, la lumière jaune de ma lampe de chevet, pourtant incroyablement douce, finissait de me réveiller. On avance dans les lectures mais la fatigue creusent les journées par le milieu.

S. Tesson postule dans une interview que la lumière rouge, volée aux marins, sauverait des relations en permettant au lecteur de lire la nuit sans gêner son/sa/ses partenaires.  Pour éviter de trop stimuler ma rétine, me voilà donc avec ma lampe de randonneur sur le front, à retrouver des sensations perdues depuis l’enfance : lire sous la couette jusqu’à ce que les yeux piquent ; les ombres des pages, des doigts, des cheveux qui camouflent les mots ; le grain du papier qui s’épaissit ; parfois, le scintillement de l’ampoule ; et, spécificité de la lumière rouge, une tension au moment de l’allumage qui va en s’apaisant au fil des paragraphes (d’ailleurs le rouge vire à l’ambre après quelques phrases seulement).

Manque de bol, ces retrouvailles avec la lecture à la lampe ont cramé au contact des scènes les plus horribles que je n’ai jamais lues. Edogawa Ranpo – pseudonyme de Tarō Hirai (1894-1965) qui provient de la transposition en phonétique japonaise du nom d’Edgar Allan Poe – est considéré comme un des principaux fondateurs de la littérature policière japonaise. Littérature policière japonaise dont j’ignore encore tout. Mais lire au milieu de la nuit, dans une ambiance en trois tonalités : rouge sang, rouille et noir, des phrases comme : « Sur ce corps réduit à un tronc, l’obésité prenait des proportions effrayantes », vous pousse à la fois à fermer le livre de dégoût et à plonger dans sa lecture pour les mêmes raisons qui font ralentir à l’approche d’un accident de la route ; en tout cas, rien qui ne soit susceptible de produire de la mélatonine.

Le recueil de cinq nouvelles La Chambre rouge aux éditions Piquier poche est un régal. L’écriture est simple et solide. La maîtrise technique des récits est un cas d’école. C’est érotique et grotesque, violent et velouté.
« À la mort de mon père, je laissai mon frère prendre sa succession et, malgré mon âge, je me retirai du monde. » N’oubliant pas d’emporter avec moi une torche rouge.

Disco Inferno Vol. 2 (janvier 2018) ; illustration : Romain Bourguet

des humains dans les bois

Mes balades en forêt m’emmènent assez loin des lotissements. J’entends toujours, selon la direction du vent, l’élan des voitures, j’arrive à distinguer les compagnies des avions à l’approche ou au départ de l’aéroport, quelques vielles bouteilles en verre se remplissent de mousse çà et là, mais tout de même, je suis loin.
Il y a trois jours, je m’étais engagé sur un sentier qui se trouvait être, un peu plus en avant, encombré d’ajoncs. Les épines avaient crissé sur mon manteau puis j’avais repris ma marche, me disant le passage serait bientôt condamné. Tout à l’heure, je me suis retrouvé sur le même chemin (mais en sens inverse ; j’essaye, chaque jour, de concevoir un itinéraire unique à partir de la trentaine de tronçons de piste à ma disposition) et quelqu’un avait dégagé le passage. Du travail bien fait : taille à la scie et au sécateur. Loin de sa maison, de son garage, de ses outils, un héros, une héroïne, avait pris de son temps pour que ses confrères et consœurs des bois puissent profiter de la forêt sans se frotter à ses piquants. Merci.

nouvelles en 1000 signes

Nap Lajoie
Yves collectionne les cartes de baseball. Celles que l’on trouvait dans les paquets de chewing-gums de la Goudey Gum Company en 1933. Il vit seul, son travail ne le passionne pas, il n’est jamais allé aux États-Unis et n’a pas envie d’y aller.
Comme chaque samedi, Yves se rend au marché aux puces. Il suit un itinéraire peaufiné par vingt ans de brocante, inspecte les stands les uns après les autres, sait où poser les yeux et les mains. Soudain, au fond d’une boîte : Napoléon Larry Lajoie. Superbe état. Côte estimée : 27000 $. Il donne sa piécette au vendeur et rentre chez lui.
Yves passera le reste de la journée, sa soirée et une partie de la nuit assis à son bureau à contempler sa collection achevée. Après l’euphorie, il sentira la tristesse, le désespoir puis le vide s’immiscer en lui.
Un mois plus tard, on le retrouvera une batte à la main. Il passera les meilleurs moments de sa vie sur les terrains, les samedis, jours de match.

image créée par Dall-E « Van Gogh’s painting of a science fiction cat »

Le chaton
Paul a ramené un chaton chez lui. Il l’a trouvé, côtes apparentes, miaulant au coin de la rue. Comme il s’y attendait, Julia a hurlé dès leur entrée dans l’appartement : hors de question qu’un chat de gouttière vive avec eux. Il apprend que sa femme est allergique. Un accord est passé pour que le greffier reste dans le salon une nuit en échange de quoi Pierre s’engage à l’emmener à la SPA dès le lendemain matin. La nuit passe. Au réveil, le chat a disparu. Julia se sent mal et reste au lit. Elle se plaint d’une extrême fatigue et dort dix-huit heures par jour. Pierre cherche le chaton et s’inquiète pour sa femme. Trois jours après l’arrivée de la bête, Julia, toujours clouée au lit, éternue. Le chat apparait sur la couette.

exp. 002 : des dés, π et du temps

Prendre 4 dés à 6 faces (ici ce seront des dés numériques, mais l’expérience n’en sera que plus plaisante en restant dans le réel avec de véritables cubes). Les tirer successivement et noter la séquence de quatre chiffres ainsi formée.
Répéter ce protocole chaque jour.
Question : Serons-nous sortis de la chambre 24 du Service des Maladies Infectieuses et Tropicales avant qu’une des séquences obtenues puisse être retrouvée parmi les 1000 premières décimales de Pi ?

Protocole appliqué pour savoir si la séquence issue des lancers de dés peut être retrouvée parmi les décimales de Pi : utilisation de la fonction Rechercher sur un fichier contenant les 1000 premières décimales en y entrant la séquence du jour.
Si l’on souhaite rester rustique, on peut bien sûr pointer à la main le premier chiffre valide sur sa feuille des décimales, regardez si le second correspond à la séquence, puis le troisième… Et passer au premier chiffre suivant si ce n’est pas le cas.

La question posée n’est pas assimilable à un problème mathématique : il y a trop de biais caillouteux et d’inconnues brumeuses pour y faire moissonner une machine probabiliste (en tout cas pour un individu équipé dans le domaine de valises à peine plus lourdes que celles avec lesquelles on sort du lycée).
Il n’y a pas de 0 sur nos dés et les décimales de Pi en comptent ; la fréquence d’apparition des chiffres dans les décimales n’est pas uniforme (il n’y a, par exemple, pas de 9 dans les 100 premières) ; il faut être capable d’obtenir l’ensemble des séquences de 4 chiffres à partir des 1000 décimales pour réaliser des calculs ; mon jour de sortie de l’hôpital est impossible à estimer finement, trop d’évènements imprévus peuvent arriver etc. Mais ce chaos me plait. Il est enfermé dans des règles strictes et, depuis le calme de ma chambre, le regarder tourbillonner dans sa boite m’apaise.

J’ai monté ce petit jouet pour pouvoir avoir quelque chose de plus excitant à attendre qu’une croix dans un agenda pour marquer le temps qui passe. Qui va gagner ? Les dés ? Pi ? Ce trompe-l’ennui est utilisable dans beaucoup de situations d’attente mais pour que la mayonnaise prenne, il faut trouver à la louche (expérimentalement, avec quelques essais à blanc ; cf. plus haut sur mes compétences mathématiques) quel couple [nombre de lancers] / [nombre de décimales de Pi] serait susceptible de correspondre vaguement – après application du protocole – à une date (ou une heure si l’on décide d’enchainer les lancers de dés sur les revues de la salle d’attente du médecin) de fin d’attente (je sais, par exemple, que je ne resterais pas 100 jours dans la chambre 24, ni 2).

Pour les temps d’attente plus long, on peut ajouter une étape :
Combien de jours cela prend-il pour qu’une des séquences obtenues par les lancers de dés puisse être retrouvée parmi les 1000 premières décimales de Pi ? Noter le chiffre correspondant à ce nombre de jours.
Reprendre les lancers de dés quotidiens jusqu’à pouvoir de nouveau noter le chiffre correspondant aux jours nécessaires pour retrouver une séquence dans les 1000 premières décimales de Pi. On obtient ainsi une nouvelle suite de chiffres.
Nouvelle question : Serons-nous sorti de la chambre 24 avant que cette dernière suite de chiffres puisse être une séquence retrouvable dans les décimales de Pi ?

Et ci-dessous, les résultats de ma propre expérience (débutée sur la fin de mon hospitalisation) :

jour
j291222
v301222
s311222
d010123
l020123

séquence obtenue
2241
4613
3266
4253
4265

résultat
négatif
négatif
positif
négatif
négatif => jour de sortie

De la chance au tirage n’a fait durer le jeu que trois jours. Victoire des dés donc. C’est ce que j’espérais. J’ai toutefois continué de reporter mes résultats jusqu’au jour de ma sortie (arrivée, ô joie, bien avant mes estimations) afin de recueillir des informations pour de futures parties.

Toujours est-il que ce dispositif a rempli son office en m’occupant l’esprit quelques heures pour sa conception et en m’apportant chaque jour un doux sentiment de satisfaction.

40 jours de carnet

Le protocole était simple : les soixante-dix participants à ce cycle d’atelier d’écriture propulsé par François Bon ont reçu entre le 10 novembre et le 20 décembre, tous les jours à 20 heures, une proposition de prise de notes, un angle de vue à saisir, un repli littéraire à explorer, auquel il fallait répondre avant 18 heures le lendemain en quelques 480 signes maximum. Tous les textes étaient ensuite compilés puis partagés pour lecture ou visibles dans un carnet personnel en ligne que chacun.e complétait au fil des jours. Expérience d’une richesse inouïe. J’attendais avec impatience le mail contenant la consigne, dormais sur l’exercice et me réjouissait d’avoir quelque chose de neuf à produire chaque jour. La lecture des autres participants ouvrait le regard, donnait à réfléchir, impressionnait, amusait aussi, en voyant comment la sensibilité et les préoccupations de chacun et chacune pouvait modeler l’appréhension de la proposition.
Mon carnet a été grignoté par la contraction de la tuberculose (qui, j’espère, me donne accès au Cercle des écrivains tuberculeux) mais je suis content de sa forme finale incomplète, marquée par cet évènement. Je n’ai pas relu mes textes depuis les jours de leur rédaction. L’impression qu’il m’en reste suffit à me dire que j’ai beaucoup appris en traversant ce kaléidoscope.

1 : saisir la personnalité d’un.e inconnu.e à l’intonation de son « bonjour ».

2 : la Mini Austin bleu ciel. Son levier de vitesse, sans soufflet ; le volant noir, fin, luisant et crénelé. Peut-être un regard dans le rétroviseur ? La route descend.

3 : Sur ce que je crois être une table de chevet – sans toutefois me souvenir de la présence d’un lit – une boite de marqueterie de la taille de ma paume ornée d’un portrait de femme. J’aurais aimé l’ouvrir. (Souvent, ces boites sont vides.)

4 : Devenir de la viande.

5 : Pas de nuit à Paris ; à la place, un lavis aubergine.
Aplat gris, plus clair que le zinc.
Bleu clair, quelques scories échappées de la chape matinale.
Deux couches bien distinctes de nuages couvrent le bleu : en altitude de gros moutons blancs et, par-dessus, plus proche du sol, comme une fine fumée grise que le vent fait se déplacer rapidement.
Un phare balaye le bleu de Chine.

6 : Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que le nombre 327 correspond à la fois au nombre de pages de mon édition Wordsworth Classics de Dracula achetée en août dernier à Dublin chez Hodges Figgis ainsi qu’aux vingt-septième, vingt-huitième et vingt-neuvième décimales de pi écrites à la suite.

7 : Narines ouvertes pommettes hautes front ridé mais visage jeune peut-être des piercings sur le cartilage d’une oreille l’air méchant mais attitude gentille | japonais en tenue de chef cigarette à la main | regard viril d’un plus grand et plus barbu que moi |

8 : Giuliano Gemma Dan Vadis David Hockney Vittorio de Sica H.P. Lovecraft Marcel Proust Georges Perec Jean-Pierre Foubet Céline Villars-Foubet Georges Pompidou Coco Chanel Walter Hill Charles Joseph Merruau Charles Risler P. Teissonière Louis Ange Lars von Trier Trézel Roman Frayssinet Pierre Niney Mac Demarco Valentine Pejoux Jacques Abeille Thaddaeus Ropac Gilles Deleuze Jean Cocteau Robert Longo Georg Baselitz Karel Appel Jean Dubuffet Arshile Gorky Asger Jorn Yves Klein Willem de Kooning Maria Lassnig Piero Manzoni Joan Mitchell Pierre Soulages Wols Zao Wou-Ki Étienne Nodet Serge Paugam Albert Einstein

9 : Ne pas s’attarder sur le déluge d’efforts, d’énergie, de temps, de cerveaux, de mails, d’appels téléphoniques, de réunions, de mensonges, de tensions, de pressions, peut-être de dépressions, d’insomnies, de sacrifices, d’argent, de matière, de bras, de sueur qui ont été nécessaires pour produire ce déshumidificateur d’air en plastique blanc.

10 : Pendant que je suis au cinéma, j’oublie qu’il est dur d’y travailler.
Pendant que je cours, mes soucis maigrissent.
Pendant que je crie, les bêtes se taisent.
Pendant que je digère, mes neurones salivent.
Pendant que je me muscle, les secondes brûlent.
Pendant que je m’instruis, mes lacunes se creusent.
Pendant que je m’endors, je m’entraine à la mort.
Pendant que je dors, je m’entraine à la vie.
Pendant que j’aime, je m’oublie.
Pendant que je me baigne, je me noie dans le futur.

11 : Il faudrait trouver la source de beaucoup de ruisseaux. Mais je sais que les vacances chez H. ont été, sans que j’arrive exactement à comprendre pourquoi, décisives. L’odeur de la cire d’abeille, les couvertures en laine, le parquet qui craque, les bonbons au miel ; tout était déjà là, dans les interstices, en germe. Et A., bien sûr, avec ses quelques années de plus qui représentent tellement à cet âge. Le meilleur de nos jeux : un bout de feuille et un stylo qui bave. Créer des mondes. Ces souvenirs agissent encore comme une amulette. J’évite cependant de trop remuer cette soupe primitive, de céder à la tentation de dresser une liste de ses ingrédients, par peur de briser le charme.

12 : Il me faut du temps. J’utilise un mélange de poudre de marbre calciné, de coquilles d’œufs et de plomb (ou de zinc) à la place du sable.

13 : M. sous la pluie des Gravilliers. Même du quatrième, je discerne ses yeux. Le protège-chaine de son vélo est tordu, l’eau coule dans le caniveau. Son sac dissimulé derrière son poncho la fait ressembler à une tortue. J’espère qu’elle vivra cent-vingt ans.

14 : La jambe arrière vient faire claquer le tail contre le sol, la jambe avant se plie pour absorber la remontée puis vient gratter le nose aux alentours de 50° (c’est à ce moment que l’on troue les chaussures, les chaussettes, puis la peau). La planche non seulement décolle, mais se met aussi à pivoter autour de son axe le plus long. Si l’alchimie est bonne, le pied arrière récupère l’adhérence puis le pied avant se repositionne pour redescendre à plat. Sensation introuvable ailleurs que celle liée au fait de continuer à rouler après ça.
Et toujours une pensée émue pour les kids qui ont passé plusieurs dizaines d’heures à s’entrainer seul dans leur garage pour finalement réussir cette seconde comme si de rien n’était, devant leurs copains, au skatepark.

15 : X ; cloué au lit.

16 : X

17 : X

18 : X

19 : X

20 : La liasse est pliée, plusieurs fois. C’est celui qui livre les fruits qui la donne au gérant de l’étal. J’aurais imaginé l’inverse. Il enfouit ça dans sa poche, sans compter. Cheveux et ongles longs, pleins de tabacs ; t-shirt malgré le froid. L’autre s’est mis à décharger les cagettes, le dos courbé.

21 : X

22 : X

23 : X

24 : X

25 : X

26 : X

27 : X

28 : X

29 : X

30 : X

31 : X

32 : Je connais le rituel pour convoquer les morts. Mais je ne le pratique pas aussi souvent que je le devrais. Leur présence me réchauffe pourtant. Particulièrement la sienne, mais peut-être devrais-je réunir une plus grande équipe la prochaine fois ?

33 : La théorie de Bostrom et cette idée que la probabilité que des entités telles que nous fassent partie d’une réalité virtuelle est proche de 1. Cela me plonge dans le vide, fluidifie mes pensées, me rince des parasites, me donne du courage même. Tout ce qui se présente à moi a déjà été moulu, je n’ai plus qu’à réagir de la façon que j’ai l’impression de juger la plus opportune, la plus plaisante, la plus loufoque, la plus dangereuse, la plus sûre.

34 : X

35 : J’insère ma carte et tape 2 pour du sans plomb 95. Mon code confidentiel ? Rentrée brutale dans le réel. Je sais que cette fois-ci, pour je ne sais quelle raison, je ne vais pas savoir. Plusieurs années pourtant que ces 4 chiffres font partie de mon bagage mental – si ce n’est musculaire – mais aujourd’hui, rien ; disparus dans le néant. Inutile d’essayer quoi que ce soit : ce serait du hasard ou le code d’entrée de mon immeuble. Arpentage de la plate-bande d’herbe qui longe la station-service en remuant des nombres puis quelques morceaux de musique dans la voiture pour essayer d’éloigner l’angoisse de l’oubli et faire réapparaitre la séquence. J’y retourne en tentant d’être le plus routinier possible ; exercice métaphysique. Votre code confidentiel ? Mon index s’agite, on me remercie puis on m’invite à me servir en SP95 après avoir retiré ma carte.

36 : Jamais d’écran avant le café qui clôture le petit-déjeuner. Lecture du journal ou divagation-réveil avant une première consultation des mails sur le téléphone en écoutant un podcast. Une fois sur la machine : Facebook, pour très peu d’influx mais qu’il me semble important de conserver ; Instagram lorsque je ne l’ai pas déconnecté, puis on lance l’appli Pomodoro et on répond aux mails, on survole un article, on classe dans One Note. On essaye de faire rentrer ça en 25 minutes avant le passage à l’écriture. Pour les lectures en cours j’ai dû m’astreindre à faire rentrer là-aussi un bloc de 25 minutes après le déjeuner, le temps d’avant le coucher ne suffisant plus.

37 : « T’as jamais remarqué comment un type, peu importe depuis combien de temps il fait ce qu’il a à faire, qu’il soit en train de pisser ou d’élinguer, il manque jamais de s’arrêter pour se retourner et regarder un arbre tomber à terre ? » Ken Kesey – Et quelquefois j’ai comme une grande idée. Confinement. Première fois de ma vie que je lis un roman deux fois de suite, coup sur coup. J’essaye de comprendre à la seconde lecture comment on peut écrire un bouquin comme ça. Je n’ai jamais été bucheron dans l’Oregon mais cette phrase décrit la vérité, j’en suis persuadé. J’entends parler Joe Ben Stamper, le cousin de Hank ; ce n’est pas un personnage, il joue trop bien pour ça. Trouver des petits morceaux de vérité, les faire dire par de vraies personnes. Grande leçon.

38 : J’ai rencontré quelques fois la terreur dans mes rêves. Impression de se réveiller avec une cicatrice béante, viscères à l’air. Puis la peur qui se dilue, à mesure que l’on retrouve le chemin de l’autre réel : la couette, le coin de la chambre. Plus tard, impression de chercher des charbons ardents dans de la cendre froide lorsqu’on essaye de retrouver cet état émotionnel du réveil. J’ai gardé trace de certains de ces cauchemars : lecture fade. L’effroi se nichait donc dans quelques circonvolutions secrètes de l’instance même du rêve, cette autre couche dans laquelle certains films, musiques – plus rarement peintures ou récits, mais alors avec quelle force – arrivent à m’embarquer.

39 : Construire l’idée que la littérature a besoin de vérité pour tenir debout tout en sachant, qu’au fond, c’est le goût du mensonge qui me pousse à écrire.

40 : I. Lire. Remplir la boîte à outils. Goûter au bonheur de se faire voler du temps de vie par la lecture.
II. Porter ses lunettes d’écrivain. Glaner des miettes de vérité partout, tout le temps ; dans la vie, dans les films, les expositions, les concerts, les lectures… Trouver un système solide pour archiver ces notes afin de pouvoir y replonger et les convoquer sans peine.
III. S’astreindre à travailler. Quotidiennement, retrouver les chantiers en cours, sur un temps imparti, pour garder le sens. Travail de vestale.
IV. Maitriser la machine. L’aisance dactylographique influe sur la sculpture des phrases, des paragraphes. Limiter le flou entre la naissance des pensées et les muscles qui les inscrivent sur la page. Se souvenir que la feuille et le stylo existent.
V. Ne pas oublier le réel. Sortir de sa tête, ne pas se faire de mal. Vivre pour écrire. Modeler de la glaise, sourire en tenant un tournevis, être en mouvement.

investigation marine

CM1, école Jean Monnet, il y a plus de vingt ans maintenant. Depuis quelques jours une drôle d’effervescence anime la classe. Mme Barthez (oui, nous sommes déjà champions du monde à l’époque) nous a donné à lire un livre à la maison, à raison d’un chapitre par soir, dont nous reprenons la lecture en classe le lendemain, à voix haute. C’est un polar (mais je ne le sais pas encore) qui se déroule au fond de la mer. L’enquête poissonneuse captive la classe et tout le monde y va de ses pronostics : même mon copain Jean Marc – lecteur moins assidu que moi – est pris par l’intrigue.

Vague souvenir de devoir lire un passage devant la classe. Peur et plaisir.

Laurent a bien sûr dévoré le livre et connaît l’identité du tueur. On ne pense pas qu’il soit possible de finir un bouquin si vite mais personne ne veut qu’il nous le prouve en dévoilant le nom du coupable.

Je me souviens de l’inspecteur charismatique. Un bar peut-être ?

Je recherche ce livre depuis une dizaine d’années maintenant. Les mots clefs tapés sur Google (dont j’apprendrais à me servir en CM2) sont faibles : roman policier jeunesse, océan, poissons, couverture jaune et noire, années 2000. Compliqué de sortir la tête de l’eau avec ça. Mais je garde espoir. Je finirai par remettre la main sur ce bout de mon enfance et retrouverai qui était le tueur du fond des océans.

Portrait d’un buveur

J’ai relu récemment L’île au Trésor de Stevenson (1883) et y ai pris autant de plaisir que lorsque j’avais l’âge de Jim Hawkins. Mais mes souvenirs du roman d’aventure qui a posé les bases d’un genre tout entier en avaient estompé un des aspects : les pirates sont alcooliques, cruels et dépravés. Le charisme et l’humour que je leurs prêtais sont du même tonneau que ceux dont on pense être pourvu lorsqu’on est trop saoul et la beauté qui émerge parfois de leur attitude hirsute trouve ses racines dans le même liquide. Les réutilisations de l’univers défini par Stevenson ont coupé le rhum à l’eau. Dans Portrait d’un buveur, fini les blagues et les yeux qui louchent, on revient à la bitture.

Rupper & Mulot ont commencé par bosser ensemble sur des fanzines avant de sortir leurs premières BD chez l’Association. Leur réflexion toute beausardienne sur le médium et leur travail dans des performances chorégraphiques prêtent à leurs dessins une atmosphère bizarre : les corps parlent plutôt que les visages, la caméra recule et leurs planches tendent à se rapprocher de celles d’un théâtre (j’étais obligé de la faire…). Après avoir fouillé, « mains dans le cambouis* » ce que la bande dessinée est capable de créer d’un point de vue plastique (voir notamment Un Cadeau (L’Association, 2013), un livre dans lequel on doit creuser pour pouvoir le lire), ils se concentrent sur le côté littéraire et tâchent, en s’associant avec Bastien Vivès par exemple, de faire naitre des histoires où la narration n’est plus seulement un prétexte à des expérimentations formelles. Ce qui est raconté dans Portrait d’un buveur ne pourrait pas l’être par un texte ou par un film. Une intrigue traverse l’album mais on nous propose plutôt de suivre Guy, un gibier de potence dépourvu de toute tension scénaristique, qui déambule entre les évènements et les observe de loin, affalé derrière son voile d’alcool, sans se douter qu’il est lui-même épié au travers d’un autre type de voile.

Malgré la difficulté qu’a eu l’album à voir le jour (quatre ans de travail entrecoupés d’envies d’abandon), les techniques des trois artistes se fondent si bien qu’il est délicat de savoir à qui attribuer quoi. C’est Schrauwen (il faut lire L’homme qui se laissait pousser la barbe, Actes Sud/L’an 2, 2010) qui s’occupe de faire vaguer Guy dans les décors de R&M. Ces derniers fournissent un travail soigné, ils réalisent leurs albums avec la « volonté de corriger le livre précédent* » et leurs personnages ressemblent aux grouillots qui miment la vie dans les dessins d’architecte. Schrauwen est venu salir, et donc donner une âme, à tout ça. Selon les dires des deux compères : « il a essuyé ses crampons [pleins de gouache] sur [leur] travail *». Comme chez Van Gogh, les couleurs reflètent les émotions du personnage, des traits de construction sont encore présents dans les cases, des dessins se superposent, des gribouillis sont restés dans la marge, ça tangue, ça tache, ça bave, ça dégueule. Pour un portrait, on en apprendra peu sur Guy. Mais à la fin du voyage on aura eu l’occasion de prendre de belles murges avec lui, ce qui est sans doute la meilleure des choses à faire avec un pirate.

* Podcast Les jeudis de la BD (Bpi) – Entretien avec Ruppert et Mulot, avril 2021.

tiré de la lettre Les livres du Cobra, juin 2022