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inventaire des carnets

2012, petit agenda du Tate Modern où une œuvre ouvre chaque mois. Premiers plaisirs de prises de notes. Les grands formats suivront, commandés sur internet et envoyés par la Royal Mail. Un chapardage me fera passer à des Moleskines noirs, un bleu pour 2020. Nouveau vol en 2021, remplacement par un Leuchtturm acheté en hâte à la gare pour pouvoir finir l’année.

Concernant les carnets :
un petit Moleskine rouge, journal intime nauséabond. À garder pour se tenir éloigner de cette fange.
un Clairefontaine rayé noir et blanc voué à soutenir les fondations d’un premier roman. Beaux souvenirs.
un affreux à spirale affligé d’un chat qui remue sur la couverture lorsqu’on le manipule. Offert par une amie, le seul fini.
des HEMA cartonnés à coutures apparentes, très simples ; pour les voyages.
un Papier Canaille avec sa réglure Seyès penchée. Intéressant mais tendance à produire des histoires bancales.
un rouge au papier blanc peu agréable, utilisé comme common place book depuis 2018.
un Rhodia jaune soleil au touché soyeux. Pour la poésie.
un gros Leechtrum jaune citron pour le projet perécien.
un sketch book « Les défis d’Astérix » pour le suivi des entrainements au marathon.
un bloc-notes vert Clairfontaine à pages détachables acheté à Bristol pour communiquer sans avoir à parler. Est devenu le carnet de table de chevet ; écriture illisible au réveil.
un Muji cartonné, orné d’un tampon en forme de lunettes, contenant les notes du Journal d’A. A. Envie de le relire.
un autre assez similaire au précédent mais à la prise en main plus rigide. Recueil de dessins scientifiques pour la préparation à l’agrégation.
un Oxford rouge d’écolier pour les ateliers d’écriture.
et mes préférés, qui, tristesse, ne sont plus produits. Muji rouge bordeaux au format passeport de vingt-quatre feuilles. Ne m’en reste qu’un, gâché par des accords de guitare mièvres. Ai utilisé les autres pour faire des cadeaux.
le prochain sera un cahier de brouillon de piètre qualité, de ceux qui boivent l’encre. Noir.
et l’agenda 2023 ? Un vert qui tient dans la poche pour cette année étrange qui s’annonce ?

– et bien sûr, les blocs-notes de One Note : travaux ; briques ; Histoire ; mouvements ; lumières. Dont certains contiennent des scans des carnets cités plus-haut. La peur de l’incendie. –

Mon père conserve à son bureau, dans une armoire métallique, bien alignés, tous ses agendas. À la maison, dans le tiroir de sa table de chevet, reposent les carnets où il consigne chaque jour ses kilométrages et allures de course à pied, de vélo, de natation. Des dates liées au jardin aussi.
Ma mère et son mythique carnet rouge à couverture fleurie dans lequel elle garde trace des moments importants de la vie. Un autre, moins sacré, traine sur le canapé et sert à récolter le nom des restaurants et des expositions présentés dans les reportages du JT.

Contribution au prologue du cycle d’ateliers d’écriture Le Grand Carnet dont le résultat (40 prises de notes quotidiennes glanées entre le 10 novembre et le 20 décembre) sera disponible dans une prochaine publication.

chantier naval

artillerie navale élémentaire
carène momifiée


cap-hornier marseillais


crabe taciturne











marquise blanche


bôme contondante
renard apocryphe

poulaines puantes
timonier ivre

perroquet abimé


pudeur
pour les morts
qui resteront
à jamais
disparus
dans le souvenir
des marins


safran humide
cale sèche


vadrouille savonneuse


mousse imberbe


coq adipeux











palan rouillé

voilure de poche
océan octogonal


gaules lustrées









amiraux fourbus



Sénat


orchidées


régates
temporelles
au jardin
du Luxembourg



horizon


capitaine maquettiste


coques rouges









pirates joufflus

d’après Morale élémentaire et Petite morale élémentaire portative de Raymond Queneau.

Singe

Réveil.
Les penseurs,
les roseaux
cognent les vitres
de ma cage
avec force
mais sans raison.
À quoi bon ?

Grille
et bitume.
Loin des arbres,
loin du ciel ;
des grimaces
– regard triste –
pour des bananes
sous les néons.

Vite.
Avant l’aube,
se sauver.
La sagesse
des grand frères
empaillés
porte ses fruits
à présent.

Vert
chlorophylle.
Renouveau.
Sur les branches,
ma maison,
ma famille.
Grimpons très haut.
Oublions.

Plus tard, après la ligne de guitare, le comptage des syllabes, le troc des bananes contre quelques graines, le souffle des amplis, la morsure des cymbales, l’impression – jamais réexpérimentée depuis – de sentir un orage se former dans une pièce, l’éviction, les concerts depuis la fosse et la sortie du disque, je découvrirai le bâtiment à travers le hublot d’un avion.

Le Haillan
Mots-clefs : 2021 ; Frontal ; Été ; Dernière heure ; 20-27/06/21 ; Eau ; Béton ; Graves.

Contribution à la proposition « Tabuchi & Monnier, atlas roman puissance 100 » du cycle d’ateliers d’écriture Photofictions.
Photographie issue de l’Atlas des Régions Naturelles.
Ancienne pochette d’album du groupe bordelais Clipperton ; refondu depuis.

Astreintes

J’ai eu envie d’écrire un long moment avant de me mettre à écrire. J’ébauchais des choses : nouvelles, poésie, articles, essais, critiques… Mais une fois passée l’euphorie des premières heures et son écriture au kilomètre, impossible de trouver la confiance et la motivation nécessaires pour travailler les textes au corps ; résoudre les problèmes, les uns après les autres ; épurer, encore et encore, comme le torrent polit le galet.

C’est une vidéo qui a changé la donne. J’avais lu Écriture : Mémoire d’un métier (On Writting) de Stephan King et sa prescription de mille mots par jour – effrayant et intenable – mais là, le projet semblait accessible : écrire vingt minutes par jour.

Depuis ce visionnage j’écris quasi-quotidiennement. Je me considère donc comme un écrivain. Un petit écrivain de vingt minutes, mais un écrivain tout de même. Les journées de maladie, les journées loupées, j’écris mes vingt minutes et tout n’est plus à jeter. Parfois, dans ces vingt minutes, une demi-phrase, le voyage d’une virgule ;  parfois un paragraphe ; peut-être même parfois mille mots ; parfois rien de tangible, des recherches ou la mise en ordre de pensées. Mais tous les jours une plongée dans mes textes, qui n’ont plus le temps de perdre leur sens, et moi, la motivation de leur en donner. Les  pauses que je m’octroie de temps à autre (« Allez, on laisse reposer ce week-end ») se transforment rapidement en dix jours loin du chantier et s’accompagnent toujours d’une remise au travail pénible. La rouille pique vite et j’ai compris que rien ne devait faire trembler mes astreintes, piliers de mes journées, creuset de la transformation de mes rêves en textes.

Peu à peu, des outils sont venus aider au maintien de la discipline. Je me souviens coller sur le mur devant mon bureau une lettre de l’alphabet pour chaque jour où les vingt minutes avait été faites et devoir repartir du A à chaque jour manqué (jamais pu atteindre le Z). Puis découverte de la technique Pomodoro : travailler fort, prendre un vrai repos, se remettre au boulot. Un simple minuteur pour faire cuire les œufs suffit mais j’utilise depuis novembre 2017 une application dont les archives et les diverses statistiques me permettent de mesurer le chemin parcouru. Questionnement sur l’issue de mes études si j’avais eu connaissance de cette méthode à l’époque.

Puis est arrivé le confinement et ses longues journées vierges. Le travail abattu pendant cette période, littéraire, sportif, d’apprentissage a été un tournant décisif. Beaucoup de mal depuis à accepter que la vie quotidienne, sociale ou professionnelle m’empêche de m’astreindre autant que je le voudrais à ce qui me remue en dedans. Envie de faire entrer la littérature au cœur de mon temps.
Aujourd’hui les plages d’écriture durent jusqu’à trois fois une heure, toujours sous la contrainte d’un minuteur et d’autres activités sont également régies par le compte à rebours : lecture, prises de notes, joutes administratives, sport, ménage… La joie issue de la rigueur ; tailler ses journées au cordeau. L’écriture et ses astreintes m’ont fait découvrir une définition du travail que je n’arrivais pas à trouver dans mon métier. Depuis que le chronomètre tourne à rebours j’ai l’impression d’avancer.

Texte écrit entre novembre 2021 et octobre 2022.
proposé en octobre 2023 pour le Dictionnaire du comment écrire de tierslivre.net

minéraux hydratés

Biotite, muscovite, chlorite, amphiboles, serpentines : ces minéraux contiennent ce que l’on pourrait appeler de l’eau au sein même de leur maillage atomique. Aspect nacré ou métallique, éclat brillant ; couleur vert bouteille, vert-noir ou bleu-gris ; en tablettes prismatiques, en fibres ou en aiguilles, en paillettes ou en cristaux, ils sont issus de la métamorphose d’autres phases minérales par augmentation des conditions de pression/température ou par hydratation de la croûte océanique dans les plaines abyssales ou aux abords des dorsales. À la faveur des mouvements tectoniques, lorsqu’une plaque plonge sous une autre plaque, l’eau contenue dans la chimie de ces minéraux percole et vient hydrater les roches sus-jacentes, permettant leur fusion et la production de magma.

Juin 2021. Contribution au prologue « 100 mots et de l’eau » du cycle d’ateliers d’écriture Progression.
Photographie d’une serpentinite par James St. John.

Clavier

J’aime la dimension artisanale des pratiques artistiques. Je suis par exemple davantage ému par la maîtrise technique d’un musicien (surtout si imparfaite et singulière) que par le son qu’il produit. Tout ce que cela implique d’énergie, de temps, de travail, de rêves, de lâcher prise, de souffrance, de bonheur, de larmes, parfois de sang, pour pouvoir faire remuer ses doigts sur un instrument jusqu’à le faire sonner comme on le souhaite me prend aux tripes. Je suis musicien ; mauvais technicien de la musique, mais musicien. J’écris aussi. Plus dur de se sentir en capacité devant un texte à écrire que derrière une batterie, un piano ou une guitare. Même une fois repérés, difficile de se raccrocher aux rudiments de la littérature pour progresser. Après quelques nouvelles, j’ai ressenti le besoin d’exercer ma pratique physique de l’écriture – travailler le geste même d’écrire. Vingt ans passés proche d’un ordinateur et je viens juste d’apprendre à taper sur un clavier. Avec dix doigts et sans les yeux j’entends. Je voulais gagner en liberté, en assurance, en puissance ; devenir capable d’improviser – comme les jazzmen. Il ne fallait plus que ma pensée refroidisse le temps que je presse les touches pour la faire entrer dans la machine.

Pour commencer : typingclub.com puis 10fastfingers.com ou keybr.com pour gagner en vitesse et en agilité.  Exercices à réaliser avant l’écriture, comme échauffement, ou entre deux sessions pour se vider l’esprit et se concentrer sur le corps. Répéter les gammes. Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume (pangramme) comme un équivalent à la Méthode Rose. Après une trentaine d’heures de pratique seulement (à raison d’un quart d’heure quotidien), je crois déjà voir une différence sur mes productions : les roulements sont plus constants, j’entends même parfois le fantôme d’un double time swing. Moins de fautes d’orthographe et de frappe aussi, comme si la concentration s’était déplacée en un endroit plus confortable. Mes phrases me paraissent plus maitrisées, plus solides, plus dans les temps.

 Lorsqu’un peu d’argent sera rentré, j’ai prévu de revenir à un ordinateur de bureau équipé d’un beau clavier mécanique (pour les amateurs de matériel, attention au cosmos qui s’ouvre lorsque vous posez un pied là-dedans…). Mais, paradoxalement, envie d’écrire le prochain texte sans clavier. Revenir au stylo et au papier. Le fait de maitriser davantage les cent cinq touches de l’outil m’a permis de me rendre compte que le choix de l’instrument n’a rien d’anodin dans la façon de penser, de structurer et de remplir une œuvre. Les musiciens le savent depuis toujours, bien sûr.

proposé en mai 2021 pour le Dictionnaire du comment écrire de tierslivre.net
illustration : wikiHow

exp. 001 : lire un roman en une journée

La date était fixée depuis un moment : le dimanche 9 octobre je lirai d’un bout à l’autre un roman.
Pour le choix du livre je voulais une autrice ou un auteur de langue française, dont je connaissais le nom, dont je n’avais rien lu et dont un des romans soit lisible en une journée. C’est en écoutant un entretien de Jakuta Alikavazovic que j’ai entendu parlé de L’or, le premier roman publié de Blaise Cendrars. Adolescente, le bouquin lui avait retourné le cerveau et Richard Gaitet – qui pose les questions et que j’estime beaucoup – dit l’aimer aussi. Allez.

L’idée que je m’étais faite de l’expérience était un long et douloureux effort de lecteur sur le marbre froid d’un monument de la littérature française : les yeux qui piquent, les phrases qui s’emmêlent, les notes de bas de pages qui ne se cantonnent pas qu’au bas etc. Mais je me voyais m’accrocher, suer sang et eau pour éprouver la joie de triompher d’un géant en un jour. Surprise. La prose courte et nerveuse de Cendrars me propulse dans une sorte de roman d’aventure vernien sans la graisse (que j’adore cela dit). Je prends le bateau pour New-York, croise Poe dans un bar, arpente quelques États, m’installe dans l’El Dorado puis vois des centaines de milliers d’aventuriers se ruer vers l’or, une (au moins…) tragédie se tramer, un mythe se créer. Cendrars arrive à embrasser l’immensité des territoires, de la quête de son personnage et de l’Histoire de la Californie en quelques 160 pages. Les chapitres défilent, je retrouve le plaisir enfantin de tourner les pages. J’apprends dans sa biographie que l’auteur s’est fait amputer du bras droit, son bras d’écrivain, pendant la Première Guerre. Il explorera dans la suite de son œuvre son identité nouvelle de gaucher.

À Paris, il faisait beau. Une session de lecture au réveil, puis une autre après un peu de travail à la terrasse d’un café. Pendant que le capitaine Suter prospère, le père d’une famille américaine demande au serveur pour combien il peut acheter ce petit beurrier en terre cuite qui accompagne ses tartines. Le serveur amusé répond « 1000 $. » L’Américain déclare qu’il en prend quatre. « 5000 $ dans ce cas. » Le serveur explique que ce sont des pièces réalisées par une amie pour le restaurant, qu’elles sont fragiles et qu’ils n’en ont plus beaucoup. L’Américain veut connaître le nom de l’artiste et son numéro de téléphone. Le serveur part se renseigner auprès du patron et revient en disant qu’elle ne produit plus. Toujours sur un ton bon enfant, l’Américain conclut en déclarant que le seul moyen d’avoir ces beurriers est donc d’acheter le magasin. Et il demande l’addition. Je repars en Californie.

Repas frugal puis reprise du voyage. Lire sur des plages plus longues m’aide à me rappeler que c’est la chose que je préfère faire dans la vie. Lorsque je suis éveillé tout du moins. Une demi-heure dans un square, une autre sur les quais de Seine. Je vois que j’avance plus vite vers l’Ouest que le soleil et m’autorise donc à rejoindre des copains. Moment de qualité et le fait de savoir que le tout fraîchement promu général m’attend pour la fin de son épopée donne du relief à mon bonheur. Le livre au fond de la poche et un grain d’or au creux du ventre.

Fin de lecture le soir, à mon bureau. Je commence à prendre des notes dans la foulée. Dans la préface de Francis Lacassin j’apprends que c’est Cendrars qui a soufflé le titre Alcools à Apollinaire, à la place de : Eaux de Vie ; que La  Merveilleuse Histoire du général Johann August Suter  a été écrite en quarante jours mais quelle est la réalisation dans l’âge mûr d’un rêve de jeunesse, et même d’enfance, entretenu depuis trente ans (Alfred de Vigny) ; et que Cendras assume pleinement avoir pris des libertés avec l’Histoire pour se rapprocher le plus possible de l’humain, de la Vie.
Et moi, j’ai passé un dimanche délicieux.  Une sensation de complétude ne m’a pas quitté du lever au coucher. J’avançais dans le livre comme j’avançais dans ma journée. J’étais maître de mon temps et décidais de le partager complètement avec une œuvre de fiction. Replongée dans l’enfance où l’on passe de longues heures loin de la réalité.
Je vais m’attacher à donner à la lecture la place qu’elle mérite dans mes journées.

FT.

peinture de Romain BourgetThe Cell 01 ; octobre 2020 ; acrylique sur toile ; 100x100cm.

In girum imus nocte ecce et consumimur igni

Au cœur d’une nuit diaphane, sur un pont surplombant une voie rapide, une femme serre dans sa main un long morceau de verre. Elle menace un homme. La peau grêlée de l’étudiant suinte de terreur, des gouttes de sueur perlent sur son semblant de moustache. Ses yeux fixent l’arme à travers les culs-de-bouteille de ses lunettes. Il recule vers la barrière gardant le pont. La nuit est calme, une brise fait bruisser les feuilles des haies qui longent la route en contrebas. On entend une voiture arriver au loin. La femme prend son élan et éventre le jeune homme qui, sous la puissance du choc, heurte le garde-fou et bascule dans le vide.

Fin de garde. Encore une nuit avec les dingues. Au volant de sa voiture miteuse, Andreï pense au patient qui fume sa cigarette en une seule bouffée pendant sa promenade autour du grand platane. La radio vomit des aigus, aussitôt emportés par l’air qui traverse l’habitacle. La voiture s’apprête à passer sous le pont d’un échangeur sur lequel deux silhouettes se dessinent. Les lampadaires sont éteints, seuls une arête de lune et les phares de leurs véhicules les éclairent. Au moment de dépasser le pont, Andreï voit chuter une masse informe qui vient rebondir sur son pare-brise. La vitre se fissure sous l’impact. Il pile. Les pneus crissent et dessinent des arcs de cercle sur l’asphalte. La chose est étendue quelques mètres en amont, immobile. Andreï croit y discerner une forme humaine. Il manque disloquer sa portière en l’ouvrant et court vers le corps. En haut de la passerelle il distingue une femme ; une Indienne. Des boucles dorées pendent à ses oreilles, un anneau lui traverse une des narines et du rouge vermeil couvre ses lèvres. Elle lève une main ensanglantée vers lui, sa bouche se déforme pour émettre un son. Andreï prend peur, tourne les talons, et se rue vers son véhicule. Dans sa course, il jette un regard en arrière et aperçoit l’assassine s’élancer sur la bretelle menant à la rocade. Il se jette dans sa voiture et attrape son téléphone portable tout en essayant de démarrer.
« Commissariat d’∞, j’écoute. »
La voix est ferme, professionnelle.
« J’ai été témoin d’un meurtre », suffoque Andreï.
Il jette un coup d’œil à travers la fenêtre et voit l’Indienne accourir vers lui avec l’élégance brutale d’une panthère. Ses pas font vibrer la nuit.
« La tueuse me poursuit, hurle-t-il en pleurant.
— Calmez-vous monsieur, où êtes-vous ? »
Le garçon démarre en trombe et fracasse sa voiture contre le terre-plein central. Il manœuvre tant bien que mal, arrive à mettre son tacot dans le droit chemin puis écrase la pédale des gaz. De la fumée sort du capot, des voyants clignent sur le tableau de bord. La visibilité est mauvaise à travers le labyrinthe du pare-brise éclaté et Andreï n’arrive pas à remettre la main sur son téléphone. La voiture hurle, il passe une vitesse. Un panneau annonce la prochaine sortie dans huit cents mètres. Un bruit strident lui parvient, il éteint l’autoradio d’un coup de poing. C’est une moto en pleine accélération. Cinq secondes plus tard, l’Indienne, les cheveux tirés par le vent, se place à son côté et lui fait signe de ralentir. Il se lève de son siège pour peser de tout son poids sur l’accélérateur. L’embranchement de la sortie approche. Il veut attendre le tout dernier moment pour virer et semer la tueuse. La voiture vacille sous la violence du coup de volant. Elle dérape et son flanc frappe la glissière de sécurité. Une gerbe d’étincelles illumine la nuit. Le moteur lâche dans un claquement sec. L’épave perd de sa vitesse dans la montée. L’élève infirmier ouvre la portière et saute. Il roule sur le goudron, hurle, se remet d’aplomb et court. Arrivé sur le pont, il tombe à genoux, tétanisé par le ronronnement de la moto derrière lui. L’Indienne descend de son bolide et s’approche en trottinant.

Dans un soubresaut, le jeune homme se relève et fait face à son ennemie. Ses yeux myopes encastrés dans un visage ravagé par l’acné sont pleins de larmes. La nuit est redevenue silencieuse. Des insectes tournoient, s’entrechoquent, et finissent par se consumer contre le phare de la moto. Au loin, une voiture approche. La femme s’avance, suante.
« Écoute… »
L’étudiant, animé par un instinct primitif, la charge comme un animal en furie. Il la percute au niveau de l’estomac, la plaque contre le parapet et entreprend de lui saisir les jambes pour la faire basculer.

Fin de service. Encore une nuit avec les porcs. Dans sa berline de location, Mathangi compte le nombre de soirées qui seront encore nécessaires pour empocher assez d’argent et quitter cette vie. Ses boucles d’oreilles tintent lorsqu’elle secoue la tête en soupirant. Un pont se rapproche. Elle se regarde dans le rétroviseur. Il fait sombre dans l’habitacle et elle ne discerne que l’éclat de ses bijoux et le trait rouge sur ses lèvres.
Lorsqu’elle pose de nouveau son regard sur la route, une ombre finit sa chute sur son pare-brise.

publication originale dans Pharmacy en juillet 2019 ; retravaillé en septembre 2022.
photographie de Fanny de Gouville.

Chemise

Prenons le bleu. Le ciel, la mer, certains yeux.

Enfants, on nous a enseigné que le ciel était bleu. Bleu comme cette voiture, comme cette fleur, comme ce crayon. Mais peut-être que le bleu que vous voyez est mon vert. Peut-être discernez-vous les nuances remuantes de la mer comme je vois danser les feuilles sur les arbres. Nous nous accordons sur le mot mais notre rétine transmet-elle de la même façon les longueurs d’ondes à notre cortex visuel ? Que penser alors des badauds devant la Joconde ?

Et si vous voulez m’acheter une chemise, je les aime jaunes.

première publication en avril 2018 sur la page Facebook de Disco Inferno †.