Nap Lajoie Yves collectionne les cartes de baseball. Celles que l’on trouvait dans les paquets de chewing-gums de la Goudey Gum Company en 1933. Il vit seul, son travail ne le passionne pas, il n’est jamais allé aux États-Unis et n’a pas envie d’y aller. Comme chaque samedi, Yves se rend au marché aux puces. Il suit un itinéraire peaufiné par vingt ans de brocante, inspecte les stands les uns après les autres, sait où poser les yeux et les mains. Soudain, au fond d’une boîte : Napoléon Larry Lajoie. Superbe état. Côte estimée : 27000 $. Il donne sa piécette au vendeur et rentre chez lui. Yves passera le reste de la journée, sa soirée et une partie de la nuit assis à son bureau à contempler sa collection achevée. Après l’euphorie, il sentira la tristesse, le désespoir puis le vide s’immiscer en lui. Un mois plus tard, on le retrouvera une batte à la main. Il passera les meilleurs moments de sa vie sur les terrains, les samedis, jours de match.
image créée par Dall-E « Van Gogh’s painting of a science fiction cat »
Le chaton Paul a ramené un chaton chez lui. Il l’a trouvé, côtes apparentes, miaulant au coin de la rue. Comme il s’y attendait, Julia a hurlé dès leur entrée dans l’appartement : hors de question qu’un chat de gouttière vive avec eux. Il apprend que sa femme est allergique. Un accord est passé pour que le greffier reste dans le salon une nuit en échange de quoi Pierre s’engage à l’emmener à la SPA dès le lendemain matin. La nuit passe. Au réveil, le chat a disparu. Julia se sent mal et reste au lit. Elle se plaint d’une extrême fatigue et dort dix-huit heures par jour. Pierre cherche le chaton et s’inquiète pour sa femme. Trois jours après l’arrivée de la bête, Julia, toujours clouée au lit, éternue. Le chat apparait sur la couette.
Le protocole était simple : les soixante-dix participants à ce cycle d’atelier d’écriture propulsé par François Bon ont reçu entre le 10 novembre et le 20 décembre, tous les jours à 20 heures, une proposition de prise de notes, un angle de vue à saisir, un repli littéraire à explorer, auquel il fallait répondre avant 18 heures le lendemain en quelques 480 signes maximum. Tous les textes étaient ensuite compilés puis partagés pour lecture ou visibles dans un carnet personnel en ligne que chacun.e complétait au fil des jours. Expérience d’une richesse inouïe. J’attendais avec impatience le mail contenant la consigne, dormais sur l’exercice et me réjouissait d’avoir quelque chose de neuf à produire chaque jour. La lecture des autres participants ouvrait le regard, donnait à réfléchir, impressionnait, amusait aussi, en voyant comment la sensibilité et les préoccupations de chacun et chacune pouvait modeler l’appréhension de la proposition. Mon carnet a été grignoté par la contraction de la tuberculose (qui, j’espère, me donne accès au Cercle des écrivains tuberculeux) mais je suis content de sa forme finale incomplète, marquée par cet évènement. Je n’ai pas relu mes textes depuis les jours de leur rédaction. L’impression qu’il m’en reste suffit à me dire que j’ai beaucoup appris en traversant ce kaléidoscope.
1 : saisir la personnalité d’un.e inconnu.e à l’intonation de son « bonjour ».
2 : la Mini Austin bleu ciel. Son levier de vitesse, sans soufflet ; le volant noir, fin, luisant et crénelé. Peut-être un regard dans le rétroviseur ? La route descend.
3 : Sur ce que je crois être une table de chevet – sans toutefois me souvenir de la présence d’un lit – une boite de marqueterie de la taille de ma paume ornée d’un portrait de femme. J’aurais aimé l’ouvrir. (Souvent, ces boites sont vides.)
4 : Devenir de la viande.
5 : Pas de nuit à Paris ; à la place, un lavis aubergine. Aplat gris, plus clair que le zinc. Bleu clair, quelques scories échappées de la chape matinale. Deux couches bien distinctes de nuages couvrent le bleu : en altitude de gros moutons blancs et, par-dessus, plus proche du sol, comme une fine fumée grise que le vent fait se déplacer rapidement. Un phare balaye le bleu de Chine.
6 : Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que le nombre 327 correspond à la fois au nombre de pages de mon édition Wordsworth Classics de Dracula achetée en août dernier à Dublin chez Hodges Figgis ainsi qu’aux vingt-septième, vingt-huitième et vingt-neuvième décimales de pi écrites à la suite.
7 : Narines ouvertes pommettes hautes front ridé mais visage jeune peut-être des piercings sur le cartilage d’une oreille l’air méchant mais attitude gentille | japonais en tenue de chef cigarette à la main | regard viril d’un plus grand et plus barbu que moi |
8 : Giuliano Gemma Dan Vadis David Hockney Vittorio de Sica H.P. Lovecraft Marcel Proust Georges Perec Jean-Pierre Foubet Céline Villars-Foubet Georges Pompidou Coco Chanel Walter Hill Charles Joseph Merruau Charles Risler P. Teissonière Louis Ange Lars von Trier Trézel Roman Frayssinet Pierre Niney Mac Demarco Valentine Pejoux Jacques Abeille Thaddaeus Ropac Gilles Deleuze Jean Cocteau Robert Longo Georg Baselitz Karel Appel Jean Dubuffet Arshile Gorky Asger Jorn Yves Klein Willem de Kooning Maria Lassnig Piero Manzoni Joan Mitchell Pierre Soulages Wols Zao Wou-Ki Étienne Nodet Serge Paugam Albert Einstein
9 : Ne pas s’attarder sur le déluge d’efforts, d’énergie, de temps, de cerveaux, de mails, d’appels téléphoniques, de réunions, de mensonges, de tensions, de pressions, peut-être de dépressions, d’insomnies, de sacrifices, d’argent, de matière, de bras, de sueur qui ont été nécessaires pour produire ce déshumidificateur d’air en plastique blanc.
10 : Pendant que je suis au cinéma, j’oublie qu’il est dur d’y travailler. Pendant que je cours, mes soucis maigrissent. Pendant que je crie, les bêtes se taisent. Pendant que je digère, mes neurones salivent. Pendant que je me muscle, les secondes brûlent. Pendant que je m’instruis, mes lacunes se creusent. Pendant que je m’endors, je m’entraine à la mort. Pendant que je dors, je m’entraine à la vie. Pendant que j’aime, je m’oublie. Pendant que je me baigne, je me noie dans le futur.
11 : Il faudrait trouver la source de beaucoup de ruisseaux. Mais je sais que les vacances chez H. ont été, sans que j’arrive exactement à comprendre pourquoi, décisives. L’odeur de la cire d’abeille, les couvertures en laine, le parquet qui craque, les bonbons au miel ; tout était déjà là, dans les interstices, en germe. Et A., bien sûr, avec ses quelques années de plus qui représentent tellement à cet âge. Le meilleur de nos jeux : un bout de feuille et un stylo qui bave. Créer des mondes. Ces souvenirs agissent encore comme une amulette. J’évite cependant de trop remuer cette soupe primitive, de céder à la tentation de dresser une liste de ses ingrédients, par peur de briser le charme.
12 : Il me faut du temps. J’utilise un mélange de poudre de marbre calciné, de coquilles d’œufs et de plomb (ou de zinc) à la place du sable.
13 : M. sous la pluie des Gravilliers. Même du quatrième, je discerne ses yeux. Le protège-chaine de son vélo est tordu, l’eau coule dans le caniveau. Son sac dissimulé derrière son poncho la fait ressembler à une tortue. J’espère qu’elle vivra cent-vingt ans.
14 : La jambe arrière vient faire claquer le tail contre le sol, la jambe avant se plie pour absorber la remontée puis vient gratter le nose aux alentours de 50° (c’est à ce moment que l’on troue les chaussures, les chaussettes, puis la peau). La planche non seulement décolle, mais se met aussi à pivoter autour de son axe le plus long. Si l’alchimie est bonne, le pied arrière récupère l’adhérence puis le pied avant se repositionne pour redescendre à plat. Sensation introuvable ailleurs que celle liée au fait de continuer à rouler après ça. Et toujours une pensée émue pour les kids qui ont passé plusieurs dizaines d’heures à s’entrainer seul dans leur garage pour finalement réussir cette seconde comme si de rien n’était, devant leurs copains, au skatepark.
15 : X ; cloué au lit.
16 : X
17 : X
18 : X
19 : X
20 : La liasse est pliée, plusieurs fois. C’est celui qui livre les fruits qui la donne au gérant de l’étal. J’aurais imaginé l’inverse. Il enfouit ça dans sa poche, sans compter. Cheveux et ongles longs, pleins de tabacs ; t-shirt malgré le froid. L’autre s’est mis à décharger les cagettes, le dos courbé.
21 : X
22 : X
23 : X
24 : X
25 : X
26 : X
27 : X
28 : X
29 : X
30 : X
31 : X
32 : Je connais le rituel pour convoquer les morts. Mais je ne le pratique pas aussi souvent que je le devrais. Leur présence me réchauffe pourtant. Particulièrement la sienne, mais peut-être devrais-je réunir une plus grande équipe la prochaine fois ?
33 : La théorie de Bostrom et cette idée que la probabilité que des entités telles que nous fassent partie d’une réalité virtuelle est proche de 1. Cela me plonge dans le vide, fluidifie mes pensées, me rince des parasites, me donne du courage même. Tout ce qui se présente à moi a déjà été moulu, je n’ai plus qu’à réagir de la façon que j’ai l’impression de juger la plus opportune, la plus plaisante, la plus loufoque, la plus dangereuse, la plus sûre.
34 : X
35 : J’insère ma carte et tape 2 pour du sans plomb 95. Mon code confidentiel ? Rentrée brutale dans le réel. Je sais que cette fois-ci, pour je ne sais quelle raison, je ne vais pas savoir. Plusieurs années pourtant que ces 4 chiffres font partie de mon bagage mental – si ce n’est musculaire – mais aujourd’hui, rien ; disparus dans le néant. Inutile d’essayer quoi que ce soit : ce serait du hasard ou le code d’entrée de mon immeuble. Arpentage de la plate-bande d’herbe qui longe la station-service en remuant des nombres puis quelques morceaux de musique dans la voiture pour essayer d’éloigner l’angoisse de l’oubli et faire réapparaitre la séquence. J’y retourne en tentant d’être le plus routinier possible ; exercice métaphysique. Votre code confidentiel ? Mon index s’agite, on me remercie puis on m’invite à me servir en SP95 après avoir retiré ma carte.
36 : Jamais d’écran avant le café qui clôture le petit-déjeuner. Lecture du journal ou divagation-réveil avant une première consultation des mails sur le téléphone en écoutant un podcast. Une fois sur la machine : Facebook, pour très peu d’influx mais qu’il me semble important de conserver ; Instagram lorsque je ne l’ai pas déconnecté, puis on lance l’appli Pomodoro et on répond aux mails, on survole un article, on classe dans One Note. On essaye de faire rentrer ça en 25 minutes avant le passage à l’écriture. Pour les lectures en cours j’ai dû m’astreindre à faire rentrer là-aussi un bloc de 25 minutes après le déjeuner, le temps d’avant le coucher ne suffisant plus.
37 : « T’as jamais remarqué comment un type, peu importe depuis combien de temps il fait ce qu’il a à faire, qu’il soit en train de pisser ou d’élinguer, il manque jamais de s’arrêter pour se retourner et regarder un arbre tomber à terre ? » Ken Kesey – Et quelquefois j’ai comme une grande idée. Confinement. Première fois de ma vie que je lis un roman deux fois de suite, coup sur coup. J’essaye de comprendre à la seconde lecture comment on peut écrire un bouquin comme ça. Je n’ai jamais été bucheron dans l’Oregon mais cette phrase décrit la vérité, j’en suis persuadé. J’entends parler Joe Ben Stamper, le cousin de Hank ; ce n’est pas un personnage, il joue trop bien pour ça. Trouver des petits morceaux de vérité, les faire dire par de vraies personnes. Grande leçon.
38 : J’ai rencontré quelques fois la terreur dans mes rêves. Impression de se réveiller avec une cicatrice béante, viscères à l’air. Puis la peur qui se dilue, à mesure que l’on retrouve le chemin de l’autre réel : la couette, le coin de la chambre. Plus tard, impression de chercher des charbons ardents dans de la cendre froide lorsqu’on essaye de retrouver cet état émotionnel du réveil. J’ai gardé trace de certains de ces cauchemars : lecture fade. L’effroi se nichait donc dans quelques circonvolutions secrètes de l’instance même du rêve, cette autre couche dans laquelle certains films, musiques – plus rarement peintures ou récits, mais alors avec quelle force – arrivent à m’embarquer.
39 : Construire l’idée que la littérature a besoin de vérité pour tenir debout tout en sachant, qu’au fond, c’est le goût du mensonge qui me pousse à écrire.
40 : I. Lire. Remplir la boîte à outils. Goûter au bonheur de se faire voler du temps de vie par la lecture. II. Porter ses lunettes d’écrivain. Glaner des miettes de vérité partout, tout le temps ; dans la vie, dans les films, les expositions, les concerts, les lectures… Trouver un système solide pour archiver ces notes afin de pouvoir y replonger et les convoquer sans peine. III. S’astreindre à travailler. Quotidiennement, retrouver les chantiers en cours, sur un temps imparti, pour garder le sens. Travail de vestale. IV. Maitriser la machine. L’aisance dactylographique influe sur la sculpture des phrases, des paragraphes. Limiter le flou entre la naissance des pensées et les muscles qui les inscrivent sur la page. Se souvenir que la feuille et le stylo existent. V. Ne pas oublier le réel. Sortir de sa tête, ne pas se faire de mal. Vivre pour écrire. Modeler de la glaise, sourire en tenant un tournevis, être en mouvement.
2012, petit agenda du Tate Modern où une œuvre ouvre chaque mois. Premiers plaisirs de prises de notes. Les grands formats suivront, commandés sur internet et envoyés par la Royal Mail. Un chapardage me fera passer à des Moleskines noirs, un bleu pour 2020. Nouveau vol en 2021, remplacement par un Leuchtturm acheté en hâte à la gare pour pouvoir finir l’année.
Concernant les carnets : un petit Moleskine rouge, journal intime nauséabond. À garder pour se tenir éloigner de cette fange. un Clairefontaine rayé noir et blanc voué à soutenir les fondations d’un premier roman. Beaux souvenirs. un affreux à spirale affligé d’un chat qui remue sur la couverture lorsqu’on le manipule. Offert par une amie, le seul fini. des HEMA cartonnés à coutures apparentes, très simples ; pour les voyages. un Papier Canaille avec sa réglure Seyès penchée. Intéressant mais tendance à produire des histoires bancales. un rouge au papier blanc peu agréable, utilisé comme common place book depuis 2018. un Rhodia jaune soleil au touché soyeux. Pour la poésie. un gros Leechtrum jaune citron pour le projet perécien. un sketch book « Les défis d’Astérix » pour le suivi des entrainements au marathon. un bloc-notes vert Clairfontaine à pages détachables acheté à Bristol pour communiquer sans avoir à parler. Est devenu le carnet de table de chevet ; écriture illisible au réveil. un Muji cartonné, orné d’un tampon en forme de lunettes, contenant les notes du Journal d’A. A. Envie de le relire. un autre assez similaire au précédent mais à la prise en main plus rigide. Recueil de dessins scientifiques pour la préparation à l’agrégation. un Oxford rouge d’écolier pour les ateliers d’écriture. et mes préférés, qui, tristesse, ne sont plus produits. Muji rouge bordeaux au format passeport de vingt-quatre feuilles. Ne m’en reste qu’un, gâché par des accords de guitare mièvres. Ai utilisé les autres pour faire des cadeaux. le prochain sera un cahier de brouillon de piètre qualité, de ceux qui boivent l’encre. Noir. et l’agenda 2023 ? Un vert qui tient dans la poche pour cette année étrange qui s’annonce ?
– et bien sûr, les blocs-notes de One Note : travaux ; briques ; Histoire ; mouvements ; lumières. Dont certains contiennent des scans des carnets cités plus-haut. La peur de l’incendie. –
Mon père conserve à son bureau, dans une armoire métallique, bien alignés, tous ses agendas. À la maison, dans le tiroir de sa table de chevet, reposent les carnets où il consigne chaque jour ses kilométrages et allures de course à pied, de vélo, de natation. Des dates liées au jardin aussi. Ma mère et son mythique carnet rouge à couverture fleurie dans lequel elle garde trace des moments importants de la vie. Un autre, moins sacré, traine sur le canapé et sert à récolter le nom des restaurants et des expositions présentés dans les reportages du JT.
Contribution au prologue du cycle d’ateliers d’écriture Le Grand Carnet dont le résultat (40 prises de notes quotidiennes glanées entre le 10 novembre et le 20 décembre) sera disponible dans une prochaine publication.
Réveil. Les penseurs, les roseaux cognent les vitres de ma cage avec force mais sans raison. À quoi bon ?
Grille et bitume. Loin des arbres, loin du ciel ; des grimaces – regard triste – pour des bananes sous les néons.
Vite. Avant l’aube, se sauver. La sagesse des grand frères empaillés porte ses fruits à présent.
Vert chlorophylle. Renouveau. Sur les branches, ma maison, ma famille. Grimpons très haut. Oublions.
Plus tard, après la ligne de guitare, le comptage des syllabes, le troc des bananes contre quelques graines, le souffle des amplis, la morsure des cymbales, l’impression – jamais réexpérimentée depuis – de sentir un orage se former dans une pièce, l’éviction, les concerts depuis la fosse et la sortie du disque, je découvrirai le bâtiment à travers le hublot d’un avion.
Le Haillan Mots-clefs : 2021 ; Frontal ; Été ; Dernière heure ; 20-27/06/21 ; Eau ; Béton ; Graves.
J’ai eu envie d’écrire un long moment avant de me mettre à écrire. J’ébauchais des choses : nouvelles, poésie, articles, essais, critiques… Mais une fois passée l’euphorie des premières heures et son écriture au kilomètre, impossible de trouver la confiance et la motivation nécessaires pour travailler les textes au corps ; résoudre les problèmes, les uns après les autres ; épurer, encore et encore, comme le torrent polit le galet.
C’est une vidéo qui a changé la donne. J’avais lu Écriture : Mémoire d’un métier (On Writting) de Stephan King et sa prescription de mille mots par jour – effrayant et intenable – mais là, le projet semblait accessible : écrire vingt minutes par jour.
Depuis ce visionnage j’écris quasi-quotidiennement. Je me considère donc comme un écrivain. Un petit écrivain de vingt minutes, mais un écrivain tout de même. Les journées de maladie, les journées loupées, j’écris mes vingt minutes et tout n’est plus à jeter. Parfois, dans ces vingt minutes, une demi-phrase, le voyage d’une virgule ; parfois un paragraphe ; peut-être même parfois mille mots ; parfois rien de tangible, des recherches ou la mise en ordre de pensées. Mais tous les jours une plongée dans mes textes, qui n’ont plus le temps de perdre leur sens, et moi, la motivation de leur en donner. Les pauses que je m’octroie de temps à autre (« Allez, on laisse reposer ce week-end ») se transforment rapidement en dix jours loin du chantier et s’accompagnent toujours d’une remise au travail pénible. La rouille pique vite et j’ai compris que rien ne devait faire trembler mes astreintes, piliers de mes journées, creuset de la transformation de mes rêves en textes.
Peu à peu, des outils sont venus aider au maintien de la discipline. Je me souviens coller sur le mur devant mon bureau une lettre de l’alphabet pour chaque jour où les vingt minutes avait été faites et devoir repartir du A à chaque jour manqué (jamais pu atteindre le Z). Puis découverte de la technique Pomodoro : travailler fort, prendre un vrai repos, se remettre au boulot. Un simple minuteur pour faire cuire les œufs suffit mais j’utilise depuis novembre 2017 une application dont les archives et les diverses statistiques me permettent de mesurer le chemin parcouru. Questionnement sur l’issue de mes études si j’avais eu connaissance de cette méthode à l’époque.
Puis est arrivé le confinement et ses longues journées vierges. Le travail abattu pendant cette période, littéraire, sportif, d’apprentissage a été un tournant décisif. Beaucoup de mal depuis à accepter que la vie quotidienne, sociale ou professionnelle m’empêche de m’astreindre autant que je le voudrais à ce qui me remue en dedans. Envie de faire entrer la littérature au cœur de mon temps. Aujourd’hui les plages d’écriture durent jusqu’à trois fois une heure, toujours sous la contrainte d’un minuteur et d’autres activités sont également régies par le compte à rebours : lecture, prises de notes, joutes administratives, sport, ménage… La joie issue de la rigueur ; tailler ses journées au cordeau. L’écriture et ses astreintes m’ont fait découvrir une définition du travail que je n’arrivais pas à trouver dans mon métier. Depuis que le chronomètre tourne à rebours j’ai l’impression d’avancer.
Texte écrit entre novembre 2021 et octobre 2022. proposé en octobre 2023 pour le Dictionnaire du comment écrire de tierslivre.net
Biotite, muscovite, chlorite, amphiboles, serpentines : ces minéraux contiennent ce que l’on pourrait appeler de l’eau au sein même de leur maillage atomique. Aspect nacré ou métallique, éclat brillant ; couleur vert bouteille, vert-noir ou bleu-gris ; en tablettes prismatiques, en fibres ou en aiguilles, en paillettes ou en cristaux, ils sont issus de la métamorphose d’autres phases minérales par augmentation des conditions de pression/température ou par hydratation de la croûte océanique dans les plaines abyssales ou aux abords des dorsales. À la faveur des mouvements tectoniques, lorsqu’une plaque plonge sous une autre plaque, l’eau contenue dans la chimie de ces minéraux percole et vient hydrater les roches sus-jacentes, permettant leur fusion et la production de magma.
J’aime la dimension artisanale des pratiques artistiques. Je suis par exemple davantage ému par la maîtrise technique d’un musicien (surtout si imparfaite et singulière) que par le son qu’il produit. Tout ce que cela implique d’énergie, de temps, de travail, de rêves, de lâcher prise, de souffrance, de bonheur, de larmes, parfois de sang, pour pouvoir faire remuer ses doigts sur un instrument jusqu’à le faire sonner comme on le souhaite me prend aux tripes. Je suis musicien ; mauvais technicien de la musique, mais musicien. J’écris aussi. Plus dur de se sentir en capacité devant un texte à écrire que derrière une batterie, un piano ou une guitare. Même une fois repérés, difficile de se raccrocher aux rudiments de la littérature pour progresser. Après quelques nouvelles, j’ai ressenti le besoin d’exercer ma pratique physique de l’écriture – travailler le geste même d’écrire. Vingt ans passés proche d’un ordinateur et je viens juste d’apprendre à taper sur un clavier. Avec dix doigts et sans les yeux j’entends. Je voulais gagner en liberté, en assurance, en puissance ; devenir capable d’improviser – comme les jazzmen. Il ne fallait plus que ma pensée refroidisse le temps que je presse les touches pour la faire entrer dans la machine.
Pour commencer : typingclub.com puis 10fastfingers.com ou keybr.com pour gagner en vitesse et en agilité. Exercices à réaliser avant l’écriture, comme échauffement, ou entre deux sessions pour se vider l’esprit et se concentrer sur le corps. Répéter les gammes. Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume (pangramme) comme un équivalent à la Méthode Rose. Après une trentaine d’heures de pratique seulement (à raison d’un quart d’heure quotidien), je crois déjà voir une différence sur mes productions : les roulements sont plus constants, j’entends même parfois le fantôme d’un double time swing. Moins de fautes d’orthographe et de frappe aussi, comme si la concentration s’était déplacée en un endroit plus confortable. Mes phrases me paraissent plus maitrisées, plus solides, plus dans les temps.
Lorsqu’un peu d’argent sera rentré, j’ai prévu de revenir à un ordinateur de bureau équipé d’un beau clavier mécanique (pour les amateurs de matériel, attention au cosmos qui s’ouvre lorsque vous posez un pied là-dedans…). Mais, paradoxalement, envie d’écrire le prochain texte sans clavier. Revenir au stylo et au papier. Le fait de maitriser davantage les cent cinq touches de l’outil m’a permis de me rendre compte que le choix de l’instrument n’a rien d’anodin dans la façon de penser, de structurer et de remplir une œuvre. Les musiciens le savent depuis toujours, bien sûr.
proposé en mai 2021 pour le Dictionnaire du comment écrire de tierslivre.net illustration : wikiHow
Enfants, on nous a enseigné que le ciel était bleu. Bleu comme cette voiture, comme cette fleur, comme ce crayon. Mais peut-être que le bleu que vous voyez est mon vert. Peut-être discernez-vous les nuances remuantes de la mer comme je vois danser les feuilles sur les arbres. Nous nous accordons sur le mot mais notre rétine transmet-elle de la même façon les longueurs d’ondes à notre cortex visuel ? Que penser alors des badauds devant la Joconde ?
Et si vous voulez m’acheter une chemise, je les aime jaunes.
première publication en avril 2018 sur la page Facebook de Disco Inferno †.