Astreintes

J’ai eu envie d’écrire un long moment avant de me mettre à écrire. J’ébauchais des choses : nouvelles, poésie, articles, essais, critiques… Mais une fois passée l’euphorie des premières heures et son écriture au kilomètre, impossible de trouver la confiance et la motivation nécessaires pour travailler les textes au corps ; résoudre les problèmes, les uns après les autres ; épurer, encore et encore, comme le torrent polit le galet.

C’est une vidéo qui a changé la donne. J’avais lu Écriture : Mémoire d’un métier (On Writting) de Stephan King et sa prescription de mille mots par jour – effrayant et intenable – mais là, le projet semblait accessible : écrire vingt minutes par jour.

Depuis ce visionnage j’écris quasi-quotidiennement. Je me considère donc comme un écrivain. Un petit écrivain de vingt minutes, mais un écrivain tout de même. Les journées de maladie, les journées loupées, j’écris mes vingt minutes et tout n’est plus à jeter. Parfois, dans ces vingt minutes, une demi-phrase, le voyage d’une virgule ;  parfois un paragraphe ; peut-être même parfois mille mots ; parfois rien de tangible, des recherches ou la mise en ordre de pensées. Mais tous les jours une plongée dans mes textes, qui n’ont plus le temps de perdre leur sens, et moi, la motivation de leur en donner. Les  pauses que je m’octroie de temps à autre (« Allez, on laisse reposer ce week-end ») se transforment rapidement en dix jours loin du chantier et s’accompagnent toujours d’une remise au travail pénible. La rouille pique vite et j’ai compris que rien ne devait faire trembler mes astreintes, piliers de mes journées, creuset de la transformation de mes rêves en textes.

Peu à peu, des outils sont venus aider au maintien de la discipline. Je me souviens coller sur le mur devant mon bureau une lettre de l’alphabet pour chaque jour où les vingt minutes avait été faites et devoir repartir du A à chaque jour manqué (jamais pu atteindre le Z). Puis découverte de la technique Pomodoro : travailler fort, prendre un vrai repos, se remettre au boulot. Un simple minuteur pour faire cuire les œufs suffit mais j’utilise depuis novembre 2017 une application dont les archives et les diverses statistiques me permettent de mesurer le chemin parcouru. Questionnement sur l’issue de mes études si j’avais eu connaissance de cette méthode à l’époque.

Puis est arrivé le confinement et ses longues journées vierges. Le travail abattu pendant cette période, littéraire, sportif, d’apprentissage a été un tournant décisif. Beaucoup de mal depuis à accepter que la vie quotidienne, sociale ou professionnelle m’empêche de m’astreindre autant que je le voudrais à ce qui me remue en dedans. Envie de faire entrer la littérature au cœur de mon temps.
Aujourd’hui les plages d’écriture durent jusqu’à trois fois une heure, toujours sous la contrainte d’un minuteur et d’autres activités sont également régies par le compte à rebours : lecture, prises de notes, joutes administratives, sport, ménage… La joie issue de la rigueur ; tailler ses journées au cordeau. L’écriture et ses astreintes m’ont fait découvrir une définition du travail que je n’arrivais pas à trouver dans mon métier. Depuis que le chronomètre tourne à rebours j’ai l’impression d’avancer.

Texte écrit entre novembre 2021 et octobre 2022.
proposé en octobre 2023 pour le Dictionnaire du comment écrire de tierslivre.net

Clavier

J’aime la dimension artisanale des pratiques artistiques. Je suis par exemple davantage ému par la maîtrise technique d’un musicien (surtout si imparfaite et singulière) que par le son qu’il produit. Tout ce que cela implique d’énergie, de temps, de travail, de rêves, de lâcher prise, de souffrance, de bonheur, de larmes, parfois de sang, pour pouvoir faire remuer ses doigts sur un instrument jusqu’à le faire sonner comme on le souhaite me prend aux tripes. Je suis musicien ; mauvais technicien de la musique, mais musicien. J’écris aussi. Plus dur de se sentir en capacité devant un texte à écrire que derrière une batterie, un piano ou une guitare. Même une fois repérés, difficile de se raccrocher aux rudiments de la littérature pour progresser. Après quelques nouvelles, j’ai ressenti le besoin d’exercer ma pratique physique de l’écriture – travailler le geste même d’écrire. Vingt ans passés proche d’un ordinateur et je viens juste d’apprendre à taper sur un clavier. Avec dix doigts et sans les yeux j’entends. Je voulais gagner en liberté, en assurance, en puissance ; devenir capable d’improviser – comme les jazzmen. Il ne fallait plus que ma pensée refroidisse le temps que je presse les touches pour la faire entrer dans la machine.

Pour commencer : typingclub.com puis 10fastfingers.com ou keybr.com pour gagner en vitesse et en agilité.  Exercices à réaliser avant l’écriture, comme échauffement, ou entre deux sessions pour se vider l’esprit et se concentrer sur le corps. Répéter les gammes. Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume (pangramme) comme un équivalent à la Méthode Rose. Après une trentaine d’heures de pratique seulement (à raison d’un quart d’heure quotidien), je crois déjà voir une différence sur mes productions : les roulements sont plus constants, j’entends même parfois le fantôme d’un double time swing. Moins de fautes d’orthographe et de frappe aussi, comme si la concentration s’était déplacée en un endroit plus confortable. Mes phrases me paraissent plus maitrisées, plus solides, plus dans les temps.

 Lorsqu’un peu d’argent sera rentré, j’ai prévu de revenir à un ordinateur de bureau équipé d’un beau clavier mécanique (pour les amateurs de matériel, attention au cosmos qui s’ouvre lorsque vous posez un pied là-dedans…). Mais, paradoxalement, envie d’écrire le prochain texte sans clavier. Revenir au stylo et au papier. Le fait de maitriser davantage les cent cinq touches de l’outil m’a permis de me rendre compte que le choix de l’instrument n’a rien d’anodin dans la façon de penser, de structurer et de remplir une œuvre. Les musiciens le savent depuis toujours, bien sûr.

proposé en mai 2021 pour le Dictionnaire du comment écrire de tierslivre.net
illustration : wikiHow