Portrait d’un buveur

J’ai relu récemment L’île au Trésor de Stevenson (1883) et y ai pris autant de plaisir que lorsque j’avais l’âge de Jim Hawkins. Mais mes souvenirs du roman d’aventure qui a posé les bases d’un genre tout entier en avaient estompé un des aspects : les pirates sont alcooliques, cruels et dépravés. Le charisme et l’humour que je leurs prêtais sont du même tonneau que ceux dont on pense être pourvu lorsqu’on est trop saoul et la beauté qui émerge parfois de leur attitude hirsute trouve ses racines dans le même liquide. Les réutilisations de l’univers défini par Stevenson ont coupé le rhum à l’eau. Dans Portrait d’un buveur, fini les blagues et les yeux qui louchent, on revient à la bitture.

Rupper & Mulot ont commencé par bosser ensemble sur des fanzines avant de sortir leurs premières BD chez l’Association. Leur réflexion toute beausardienne sur le médium et leur travail dans des performances chorégraphiques prêtent à leurs dessins une atmosphère bizarre : les corps parlent plutôt que les visages, la caméra recule et leurs planches tendent à se rapprocher de celles d’un théâtre (j’étais obligé de la faire…). Après avoir fouillé, « mains dans le cambouis* » ce que la bande dessinée est capable de créer d’un point de vue plastique (voir notamment Un Cadeau (L’Association, 2013), un livre dans lequel on doit creuser pour pouvoir le lire), ils se concentrent sur le côté littéraire et tâchent, en s’associant avec Bastien Vivès par exemple, de faire naitre des histoires où la narration n’est plus seulement un prétexte à des expérimentations formelles. Ce qui est raconté dans Portrait d’un buveur ne pourrait pas l’être par un texte ou par un film. Une intrigue traverse l’album mais on nous propose plutôt de suivre Guy, un gibier de potence dépourvu de toute tension scénaristique, qui déambule entre les évènements et les observe de loin, affalé derrière son voile d’alcool, sans se douter qu’il est lui-même épié au travers d’un autre type de voile.

Malgré la difficulté qu’a eu l’album à voir le jour (quatre ans de travail entrecoupés d’envies d’abandon), les techniques des trois artistes se fondent si bien qu’il est délicat de savoir à qui attribuer quoi. C’est Schrauwen (il faut lire L’homme qui se laissait pousser la barbe, Actes Sud/L’an 2, 2010) qui s’occupe de faire vaguer Guy dans les décors de R&M. Ces derniers fournissent un travail soigné, ils réalisent leurs albums avec la « volonté de corriger le livre précédent* » et leurs personnages ressemblent aux grouillots qui miment la vie dans les dessins d’architecte. Schrauwen est venu salir, et donc donner une âme, à tout ça. Selon les dires des deux compères : « il a essuyé ses crampons [pleins de gouache] sur [leur] travail *». Comme chez Van Gogh, les couleurs reflètent les émotions du personnage, des traits de construction sont encore présents dans les cases, des dessins se superposent, des gribouillis sont restés dans la marge, ça tangue, ça tache, ça bave, ça dégueule. Pour un portrait, on en apprendra peu sur Guy. Mais à la fin du voyage on aura eu l’occasion de prendre de belles murges avec lui, ce qui est sans doute la meilleure des choses à faire avec un pirate.

* Podcast Les jeudis de la BD (Bpi) – Entretien avec Ruppert et Mulot, avril 2021.

tiré de la lettre Les livres du Cobra, juin 2022

In girum imus nocte ecce et consumimur igni

Au cœur d’une nuit diaphane, sur un pont surplombant une voie rapide, une femme serre dans sa main un long morceau de verre. Elle menace un homme. La peau grêlée de l’étudiant suinte de terreur, des gouttes de sueur perlent sur son semblant de moustache. Ses yeux fixent l’arme à travers les culs-de-bouteille de ses lunettes. Il recule vers la barrière gardant le pont. La nuit est calme, une brise fait bruisser les feuilles des haies qui longent la route en contrebas. On entend une voiture arriver au loin. La femme prend son élan et éventre le jeune homme qui, sous la puissance du choc, heurte le garde-fou et bascule dans le vide.

Fin de garde. Encore une nuit avec les dingues. Au volant de sa voiture miteuse, Andreï pense au patient qui fume sa cigarette en une seule bouffée pendant sa promenade autour du grand platane. La radio vomit des aigus, aussitôt emportés par l’air qui traverse l’habitacle. La voiture s’apprête à passer sous le pont d’un échangeur sur lequel deux silhouettes se dessinent. Les lampadaires sont éteints, seuls une arête de lune et les phares de leurs véhicules les éclairent. Au moment de dépasser le pont, Andreï voit chuter une masse informe qui vient rebondir sur son pare-brise. La vitre se fissure sous l’impact. Il pile. Les pneus crissent et dessinent des arcs de cercle sur l’asphalte. La chose est étendue quelques mètres en amont, immobile. Andreï croit y discerner une forme humaine. Il manque disloquer sa portière en l’ouvrant et court vers le corps. En haut de la passerelle il distingue une femme ; une Indienne. Des boucles dorées pendent à ses oreilles, un anneau lui traverse une des narines et du rouge vermeil couvre ses lèvres. Elle lève une main ensanglantée vers lui, sa bouche se déforme pour émettre un son. Andreï prend peur, tourne les talons, et se rue vers son véhicule. Dans sa course, il jette un regard en arrière et aperçoit l’assassine s’élancer sur la bretelle menant à la rocade. Il se jette dans sa voiture et attrape son téléphone portable tout en essayant de démarrer.
« Commissariat d’∞, j’écoute. »
La voix est ferme, professionnelle.
« J’ai été témoin d’un meurtre », suffoque Andreï.
Il jette un coup d’œil à travers la fenêtre et voit l’Indienne accourir vers lui avec l’élégance brutale d’une panthère. Ses pas font vibrer la nuit.
« La tueuse me poursuit, hurle-t-il en pleurant.
— Calmez-vous monsieur, où êtes-vous ? »
Le garçon démarre en trombe et fracasse sa voiture contre le terre-plein central. Il manœuvre tant bien que mal, arrive à mettre son tacot dans le droit chemin puis écrase la pédale des gaz. De la fumée sort du capot, des voyants clignent sur le tableau de bord. La visibilité est mauvaise à travers le labyrinthe du pare-brise éclaté et Andreï n’arrive pas à remettre la main sur son téléphone. La voiture hurle, il passe une vitesse. Un panneau annonce la prochaine sortie dans huit cents mètres. Un bruit strident lui parvient, il éteint l’autoradio d’un coup de poing. C’est une moto en pleine accélération. Cinq secondes plus tard, l’Indienne, les cheveux tirés par le vent, se place à son côté et lui fait signe de ralentir. Il se lève de son siège pour peser de tout son poids sur l’accélérateur. L’embranchement de la sortie approche. Il veut attendre le tout dernier moment pour virer et semer la tueuse. La voiture vacille sous la violence du coup de volant. Elle dérape et son flanc frappe la glissière de sécurité. Une gerbe d’étincelles illumine la nuit. Le moteur lâche dans un claquement sec. L’épave perd de sa vitesse dans la montée. L’élève infirmier ouvre la portière et saute. Il roule sur le goudron, hurle, se remet d’aplomb et court. Arrivé sur le pont, il tombe à genoux, tétanisé par le ronronnement de la moto derrière lui. L’Indienne descend de son bolide et s’approche en trottinant.

Dans un soubresaut, le jeune homme se relève et fait face à son ennemie. Ses yeux myopes encastrés dans un visage ravagé par l’acné sont pleins de larmes. La nuit est redevenue silencieuse. Des insectes tournoient, s’entrechoquent, et finissent par se consumer contre le phare de la moto. Au loin, une voiture approche. La femme s’avance, suante.
« Écoute… »
L’étudiant, animé par un instinct primitif, la charge comme un animal en furie. Il la percute au niveau de l’estomac, la plaque contre le parapet et entreprend de lui saisir les jambes pour la faire basculer.

Fin de service. Encore une nuit avec les porcs. Dans sa berline de location, Mathangi compte le nombre de soirées qui seront encore nécessaires pour empocher assez d’argent et quitter cette vie. Ses boucles d’oreilles tintent lorsqu’elle secoue la tête en soupirant. Un pont se rapproche. Elle se regarde dans le rétroviseur. Il fait sombre dans l’habitacle et elle ne discerne que l’éclat de ses bijoux et le trait rouge sur ses lèvres.
Lorsqu’elle pose de nouveau son regard sur la route, une ombre finit sa chute sur son pare-brise.

publication originale dans Pharmacy en juillet 2019 ; retravaillé en septembre 2022.
photographie de Fanny de Gouville.

Chemise

Prenons le bleu. Le ciel, la mer, certains yeux.

Enfants, on nous a enseigné que le ciel était bleu. Bleu comme cette voiture, comme cette fleur, comme ce crayon. Mais peut-être que le bleu que vous voyez est mon vert. Peut-être discernez-vous les nuances remuantes de la mer comme je vois danser les feuilles sur les arbres. Nous nous accordons sur le mot mais notre rétine transmet-elle de la même façon les longueurs d’ondes à notre cortex visuel ? Que penser alors des badauds devant la Joconde ?

Et si vous voulez m’acheter une chemise, je les aime jaunes.

première publication en avril 2018 sur la page Facebook de Disco Inferno †.