le problème des pizzas

Première esquisse des Tortues Ninja ; Eastman & Laid, 1983.

De ces interrogations qui se présentent complètes, toutes prêtes à être enfournées, au moment de l’endormissement :

À quantité égale de pâte, une pizza circulaire présente-t-elle plus ou moins de croûte sur son pourtour qu’une pizza rectangulaire ?

Considérons :
– qu’à une quantité de égale de pâte équivaut une surface de pizza égale.
– que la quantité de croûte que présente une pizza sur son pourtour est proportionnelle à son périmètre.
– par exemple, une pizza de 555 cm2 (dimensions proches du nombre d’or : 30 cm de long sur 18,5 cm de large) => la pizza circulaire de surface égale aurait alors un rayon de 13,3 cm.

==> périmètre de la pizza rectangulaire = longueur x largeur = 97 cm ; périmètre de la pizza circulaire = 2πr = 83,7 cm.

Une pizza circulaire présente moins de croûte sur son pourtour qu’une pizza rectangulaire.

Bien que leur goût pour les pizzas soit arrivé après leur création, il reste à savoir comment Kevin Eastman et Peter Laird ont eu cette idée géniale de tortues mutantes, adolescentes et ninjas. Sans rire ; quel cocktail parfait.

Portrait d’un buveur

J’ai relu récemment L’île au Trésor de Stevenson (1883) et y ai pris autant de plaisir que lorsque j’avais l’âge de Jim Hawkins. Mais mes souvenirs du roman d’aventure qui a posé les bases d’un genre tout entier en avaient estompé un des aspects : les pirates sont alcooliques, cruels et dépravés. Le charisme et l’humour que je leurs prêtais sont du même tonneau que ceux dont on pense être pourvu lorsqu’on est trop saoul et la beauté qui émerge parfois de leur attitude hirsute trouve ses racines dans le même liquide. Les réutilisations de l’univers défini par Stevenson ont coupé le rhum à l’eau. Dans Portrait d’un buveur, fini les blagues et les yeux qui louchent, on revient à la bitture.

Rupper & Mulot ont commencé par bosser ensemble sur des fanzines avant de sortir leurs premières BD chez l’Association. Leur réflexion toute beausardienne sur le médium et leur travail dans des performances chorégraphiques prêtent à leurs dessins une atmosphère bizarre : les corps parlent plutôt que les visages, la caméra recule et leurs planches tendent à se rapprocher de celles d’un théâtre (j’étais obligé de la faire…). Après avoir fouillé, « mains dans le cambouis* » ce que la bande dessinée est capable de créer d’un point de vue plastique (voir notamment Un Cadeau (L’Association, 2013), un livre dans lequel on doit creuser pour pouvoir le lire), ils se concentrent sur le côté littéraire et tâchent, en s’associant avec Bastien Vivès par exemple, de faire naitre des histoires où la narration n’est plus seulement un prétexte à des expérimentations formelles. Ce qui est raconté dans Portrait d’un buveur ne pourrait pas l’être par un texte ou par un film. Une intrigue traverse l’album mais on nous propose plutôt de suivre Guy, un gibier de potence dépourvu de toute tension scénaristique, qui déambule entre les évènements et les observe de loin, affalé derrière son voile d’alcool, sans se douter qu’il est lui-même épié au travers d’un autre type de voile.

Malgré la difficulté qu’a eu l’album à voir le jour (quatre ans de travail entrecoupés d’envies d’abandon), les techniques des trois artistes se fondent si bien qu’il est délicat de savoir à qui attribuer quoi. C’est Schrauwen (il faut lire L’homme qui se laissait pousser la barbe, Actes Sud/L’an 2, 2010) qui s’occupe de faire vaguer Guy dans les décors de R&M. Ces derniers fournissent un travail soigné, ils réalisent leurs albums avec la « volonté de corriger le livre précédent* » et leurs personnages ressemblent aux grouillots qui miment la vie dans les dessins d’architecte. Schrauwen est venu salir, et donc donner une âme, à tout ça. Selon les dires des deux compères : « il a essuyé ses crampons [pleins de gouache] sur [leur] travail *». Comme chez Van Gogh, les couleurs reflètent les émotions du personnage, des traits de construction sont encore présents dans les cases, des dessins se superposent, des gribouillis sont restés dans la marge, ça tangue, ça tache, ça bave, ça dégueule. Pour un portrait, on en apprendra peu sur Guy. Mais à la fin du voyage on aura eu l’occasion de prendre de belles murges avec lui, ce qui est sans doute la meilleure des choses à faire avec un pirate.

* Podcast Les jeudis de la BD (Bpi) – Entretien avec Ruppert et Mulot, avril 2021.

tiré de la lettre Les livres du Cobra, juin 2022