
La date était fixée depuis un moment : le dimanche 9 octobre je lirai d’un bout à l’autre un roman.
Pour le choix du livre je voulais une autrice ou un auteur de langue française, dont je connaissais le nom, dont je n’avais rien lu et dont un des romans soit lisible en une journée. C’est en écoutant un entretien de Jakuta Alikavazovic que j’ai entendu parlé de L’or, le premier roman publié de Blaise Cendrars. Adolescente, le bouquin lui avait retourné le cerveau et Richard Gaitet – qui pose les questions et que j’estime beaucoup – dit l’aimer aussi. Allez.
L’idée que je m’étais faite de l’expérience était un long et douloureux effort de lecteur sur le marbre froid d’un monument de la littérature française : les yeux qui piquent, les phrases qui s’emmêlent, les notes de bas de pages qui ne se cantonnent pas qu’au bas etc. Mais je me voyais m’accrocher, suer sang et eau pour éprouver la joie de triompher d’un géant en un jour. Surprise. La prose courte et nerveuse de Cendrars me propulse dans une sorte de roman d’aventure vernien sans la graisse (que j’adore cela dit). Je prends le bateau pour New-York, croise Poe dans un bar, arpente quelques États, m’installe dans l’El Dorado puis vois des centaines de milliers d’aventuriers se ruer vers l’or, une (au moins…) tragédie se tramer, un mythe se créer. Cendrars arrive à embrasser l’immensité des territoires, de la quête de son personnage et de l’Histoire de la Californie en quelques 160 pages. Les chapitres défilent, je retrouve le plaisir enfantin de tourner les pages. J’apprends dans sa biographie que l’auteur s’est fait amputer du bras droit, son bras d’écrivain, pendant la Première Guerre. Il explorera dans la suite de son œuvre son identité nouvelle de gaucher.
À Paris, il faisait beau. Une session de lecture au réveil, puis une autre après un peu de travail à la terrasse d’un café. Pendant que le capitaine Suter prospère, le père d’une famille américaine demande au serveur pour combien il peut acheter ce petit beurrier en terre cuite qui accompagne ses tartines. Le serveur amusé répond « 1000 $. » L’Américain déclare qu’il en prend quatre. « 5000 $ dans ce cas. » Le serveur explique que ce sont des pièces réalisées par une amie pour le restaurant, qu’elles sont fragiles et qu’ils n’en ont plus beaucoup. L’Américain veut connaître le nom de l’artiste et son numéro de téléphone. Le serveur part se renseigner auprès du patron et revient en disant qu’elle ne produit plus. Toujours sur un ton bon enfant, l’Américain conclut en déclarant que le seul moyen d’avoir ces beurriers est donc d’acheter le magasin. Et il demande l’addition. Je repars en Californie.
Repas frugal puis reprise du voyage. Lire sur des plages plus longues m’aide à me rappeler que c’est la chose que je préfère faire dans la vie. Lorsque je suis éveillé tout du moins. Une demi-heure dans un square, une autre sur les quais de Seine. Je vois que j’avance plus vite vers l’Ouest que le soleil et m’autorise donc à rejoindre des copains. Moment de qualité et le fait de savoir que le tout fraîchement promu général m’attend pour la fin de son épopée donne du relief à mon bonheur. Le livre au fond de la poche et un grain d’or au creux du ventre.
Fin de lecture le soir, à mon bureau. Je commence à prendre des notes dans la foulée. Dans la préface de Francis Lacassin j’apprends que c’est Cendrars qui a soufflé le titre Alcools à Apollinaire, à la place de : Eaux de Vie ; que La Merveilleuse Histoire du général Johann August Suter a été écrite en quarante jours mais quelle est la réalisation dans l’âge mûr d’un rêve de jeunesse, et même d’enfance, entretenu depuis trente ans (Alfred de Vigny) ; et que Cendras assume pleinement avoir pris des libertés avec l’Histoire pour se rapprocher le plus possible de l’humain, de la Vie.
Et moi, j’ai passé un dimanche délicieux. Une sensation de complétude ne m’a pas quitté du lever au coucher. J’avançais dans le livre comme j’avançais dans ma journée. J’étais maître de mon temps et décidais de le partager complètement avec une œuvre de fiction. Replongée dans l’enfance où l’on passe de longues heures loin de la réalité.
Je vais m’attacher à donner à la lecture la place qu’elle mérite dans mes journées.
FT.
peinture de Romain Bourget – The Cell 01 ; octobre 2020 ; acrylique sur toile ; 100x100cm.