Projet Chaos

Année après année, je prends conscience que l’ordre me rassure et m’apaise. Enfant, j’étais bordélique. Comme tous les enfants heureux, j’imagine. Je vois bien l’aspect menaçant d’une ombre néguentropique s’étalant sur les murs de ma vie d’adulte, mais force est de constater que je goûte ses délices au quotidien.
Ouvrons, ce jour, un projet qui aura pour objet d’inventorier de petites parcelles de mon environnement immédiat, ces bulles d’ordre auxquelles je me cramponne et qui me permettent de flotter dans le chaos.

1. Une trousse Mesh-Bag en PVC transparent renforcé par un maillage en tissu. Fermeture éclair noire. Environ 20x7x6 centimètres. Elle commence à se trouer.
1.1 Un stylo Muji à bille 0,38 millimètres et à encre gel noire.
1.2 Un stylo Muji à bille 0,5 millimètres et à encre gel rouge.
1.3 Un critérium Faber-Castell Grip 1345 pour mines 0,5 millimètres.
1.4 Un crayon de couleur BIC evolution rose.
1.5 Un crayon de couleur BIC evolution violet.
1.6 Un crayon de couleur BIC evolution bleu.
1.7 Un crayon de couleur BIC evolution vert. Celui-là a une histoire.
1.8 Un crayon de couleur BIC evolution jaune.
1.9 Un crayon de couleur BIC evolution orange.
1.10 Un crayon de couleur BIC evolution rouge.
1.11 Une souris correctrice Tipp-Ex Mini Pocket Mouse et ses 6 mètres de ruban.
1.12 Un taille-crayon Faber-Castell en métal deux usages (dont seul celui réservé aux crayons de couleurs m’est utile).
1.13 Une recharge de mines Faber-Castell HB Super Polymer 0,5 millimètres. Je préfère les Staedtler, mais, dans ma folie, j’ai acheté une grande quantité de recharges Faber-Castell.
1.14 Un stylo BIC quatre couleurs bleu.
1.15 Une clé USB 2.0 Transcend 16 gigabytes noire. Sur une face, une inscription au blanco à demi effacée indique « D I » ; sur l’autre face, une petite étiquette jaune manuscrite, puis scotchée, indique TASTET.
1.16 Une fève « Mia et le Lion Blanc » à l’effigie d’une girafe. Le socle est cassé.

      inventaire des carnets

      2012, petit agenda du Tate Modern où une œuvre ouvre chaque mois. Premiers plaisirs de prises de notes. Les grands formats suivront, commandés sur internet et envoyés par la Royal Mail. Un chapardage me fera passer à des Moleskines noirs, un bleu pour 2020. Nouveau vol en 2021, remplacement par un Leuchtturm acheté en hâte à la gare pour pouvoir finir l’année.

      Concernant les carnets :
      un petit Moleskine rouge, journal intime nauséabond. À garder pour se tenir éloigner de cette fange.
      un Clairefontaine rayé noir et blanc voué à soutenir les fondations d’un premier roman. Beaux souvenirs.
      un affreux à spirale affligé d’un chat qui remue sur la couverture lorsqu’on le manipule. Offert par une amie, le seul fini.
      des HEMA cartonnés à coutures apparentes, très simples ; pour les voyages.
      un Papier Canaille avec sa réglure Seyès penchée. Intéressant mais tendance à produire des histoires bancales.
      un rouge au papier blanc peu agréable, utilisé comme common place book depuis 2018.
      un Rhodia jaune soleil au touché soyeux. Pour la poésie.
      un gros Leechtrum jaune citron pour le projet perécien.
      un sketch book « Les défis d’Astérix » pour le suivi des entrainements au marathon.
      un bloc-notes vert Clairfontaine à pages détachables acheté à Bristol pour communiquer sans avoir à parler. Est devenu le carnet de table de chevet ; écriture illisible au réveil.
      un Muji cartonné, orné d’un tampon en forme de lunettes, contenant les notes du Journal d’A. A. Envie de le relire.
      un autre assez similaire au précédent mais à la prise en main plus rigide. Recueil de dessins scientifiques pour la préparation à l’agrégation.
      un Oxford rouge d’écolier pour les ateliers d’écriture.
      et mes préférés, qui, tristesse, ne sont plus produits. Muji rouge bordeaux au format passeport de vingt-quatre feuilles. Ne m’en reste qu’un, gâché par des accords de guitare mièvres. Ai utilisé les autres pour faire des cadeaux.
      le prochain sera un cahier de brouillon de piètre qualité, de ceux qui boivent l’encre. Noir.
      et l’agenda 2023 ? Un vert qui tient dans la poche pour cette année étrange qui s’annonce ?

      – et bien sûr, les blocs-notes de One Note : travaux ; briques ; Histoire ; mouvements ; lumières. Dont certains contiennent des scans des carnets cités plus-haut. La peur de l’incendie. –

      Mon père conserve à son bureau, dans une armoire métallique, bien alignés, tous ses agendas. À la maison, dans le tiroir de sa table de chevet, reposent les carnets où il consigne chaque jour ses kilométrages et allures de course à pied, de vélo, de natation. Des dates liées au jardin aussi.
      Ma mère et son mythique carnet rouge à couverture fleurie dans lequel elle garde trace des moments importants de la vie. Un autre, moins sacré, traine sur le canapé et sert à récolter le nom des restaurants et des expositions présentés dans les reportages du JT.

      Contribution au prologue du cycle d’ateliers d’écriture Le Grand Carnet dont le résultat (40 prises de notes quotidiennes glanées entre le 10 novembre et le 20 décembre) sera disponible dans une prochaine publication.

      Astreintes

      J’ai eu envie d’écrire un long moment avant de me mettre à écrire. J’ébauchais des choses : nouvelles, poésie, articles, essais, critiques… Mais une fois passée l’euphorie des premières heures et son écriture au kilomètre, impossible de trouver la confiance et la motivation nécessaires pour travailler les textes au corps ; résoudre les problèmes, les uns après les autres ; épurer, encore et encore, comme le torrent polit le galet.

      C’est une vidéo qui a changé la donne. J’avais lu Écriture : Mémoire d’un métier (On Writting) de Stephan King et sa prescription de mille mots par jour – effrayant et intenable – mais là, le projet semblait accessible : écrire vingt minutes par jour.

      Depuis ce visionnage j’écris quasi-quotidiennement. Je me considère donc comme un écrivain. Un petit écrivain de vingt minutes, mais un écrivain tout de même. Les journées de maladie, les journées loupées, j’écris mes vingt minutes et tout n’est plus à jeter. Parfois, dans ces vingt minutes, une demi-phrase, le voyage d’une virgule ;  parfois un paragraphe ; peut-être même parfois mille mots ; parfois rien de tangible, des recherches ou la mise en ordre de pensées. Mais tous les jours une plongée dans mes textes, qui n’ont plus le temps de perdre leur sens, et moi, la motivation de leur en donner. Les  pauses que je m’octroie de temps à autre (« Allez, on laisse reposer ce week-end ») se transforment rapidement en dix jours loin du chantier et s’accompagnent toujours d’une remise au travail pénible. La rouille pique vite et j’ai compris que rien ne devait faire trembler mes astreintes, piliers de mes journées, creuset de la transformation de mes rêves en textes.

      Peu à peu, des outils sont venus aider au maintien de la discipline. Je me souviens coller sur le mur devant mon bureau une lettre de l’alphabet pour chaque jour où les vingt minutes avait été faites et devoir repartir du A à chaque jour manqué (jamais pu atteindre le Z). Puis découverte de la technique Pomodoro : travailler fort, prendre un vrai repos, se remettre au boulot. Un simple minuteur pour faire cuire les œufs suffit mais j’utilise depuis novembre 2017 une application dont les archives et les diverses statistiques me permettent de mesurer le chemin parcouru. Questionnement sur l’issue de mes études si j’avais eu connaissance de cette méthode à l’époque.

      Puis est arrivé le confinement et ses longues journées vierges. Le travail abattu pendant cette période, littéraire, sportif, d’apprentissage a été un tournant décisif. Beaucoup de mal depuis à accepter que la vie quotidienne, sociale ou professionnelle m’empêche de m’astreindre autant que je le voudrais à ce qui me remue en dedans. Envie de faire entrer la littérature au cœur de mon temps.
      Aujourd’hui les plages d’écriture durent jusqu’à trois fois une heure, toujours sous la contrainte d’un minuteur et d’autres activités sont également régies par le compte à rebours : lecture, prises de notes, joutes administratives, sport, ménage… La joie issue de la rigueur ; tailler ses journées au cordeau. L’écriture et ses astreintes m’ont fait découvrir une définition du travail que je n’arrivais pas à trouver dans mon métier. Depuis que le chronomètre tourne à rebours j’ai l’impression d’avancer.

      Texte écrit entre novembre 2021 et octobre 2022.
      proposé en octobre 2023 pour le Dictionnaire du comment écrire de tierslivre.net